Page:Le Tour du monde - 09.djvu/350

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J’y trouve le monarque entouré de ses femmes et vêtu à l’Européenne, avec des pantalons que la veille il m’avait empruntés tout exprès. Dieu sait comme lui va ce costume qui lui inspire un orgueil extraordinaire. Le pantalon est trop court, les manches de la veste sont également trop courtes ; les pieds et les mains de ce géant nègre se projettent au dehors de ses vêtements comme font les extrémités de ces quadrumanes qu’on voit gambader sur la vielle de nos musiciens nomades ; d’un autre côté, l’espèce de crête de coq qui se hérisse sur sa tête gêne singulièrement l’installation du fez appelé dans cette occasion à lui servir de couronne.

On fit ensuite défiler devant nous une vingtaine de demoiselles dans le costume de notre mère Ève, chacune portant, en guise de feuille de figuier, un très-insuffisant tablier de mbugu. Toutes filles de vouakungu, toutes frottées de graisse et reluisantes comme des miroirs, elles allaient prendre place dans le harem, tandis que leurs pères, se roulant aux pieds du roi, manifestaient par des n’yanzig insensés, leur reconnaissance et leur bonheur. Cette procession cythéréenne au milieu de mes gens, dont pas un n’osait lever la tête pour la regarder, me parut d’un effet si plaisant, que je partis d’un éclat de rire, et Mtésa, que mon hilarité gagnait, y répondit à l’instant de la manière la plus bruyante ; mais nous n’en restâmes pas là, car les pages, cédant pour une fois à leur instinct naturel, se mirent à éclater aussi ; mes gens pouffaient en dessous presque malgré eux ; et les femmes elles-mêmes, portant les deux mains à leur bouche afin de n’être pas aperçues, s’associaient à cette gaieté contagieuse. Une vieille matrone, grave et posée, se leva pourtant de l’endroit où elle était accroupie, et son impérieux « par file à gauche, en avant ! » mit fin à cette scène grotesque.

Grotesque, ai-je dit ; mais dans ce milieu d’esclavage sans limites et de despotisme sans frein, le sort de ces femmes tourne souvent au tragique. Voici déjà quelque temps que j’habite l’enceinte de la demeure royale, et que, par conséquent, les usages de la cour ne sont plus pour moi lettre close. Me croira-t-on cependant si j’affirme que, depuis mon changement de résidence, il ne s’est pas passé de jour où je n’aie vu conduire à la mort quelquefois une, quelquefois deux et jusqu’à trois ou quatre de ces malheureuses femmes qui composent le harem de Mtésa ? Une corde roulée autour du poignet, traînées ou tirées par le garde du corps qui les conduit à l’abattoir, ces pauvres créatures, les yeux pleins de larmes, poussent des gémissements à fendre le cœur : « Hai, minangé (ô mon seigneur), mkama ! (mon roi !) hai n’yawio ! (ô ma mère !) ; et malgré ces appels déchirants à la pitié publique, pas une main ne se lève pour les arracher au bourreau, bien qu’on entende çà et là quelque spectateur préconiser à voix basse la beauté de ces jeunes victimes sacrifiées à je ne sais quelle superstition ou quelle vengeance.

Aucune cérémonie n’accompagne les mariages dans l’Ouganda. Quand un Mkungu dont la fille est jolie a commis quelque faute, il peut céder cette fille au roi pour éviter d’être puni ; que quelque souverain du voisinage ait une fille assez bien douée pour que le roi de l’Ouganda la désire, il devra la livrer à titre de tribut. Les Ouakungu reçoivent leurs femmes de la main du monarque, selon leurs mérites ; et ces femmes sont ou des captives faites en guerre, ou des épouses d’officiers récalcitrants. Cependant la femme, en général, ne constitue pas ici une véritable propriété, bien que des pères échangent souvent leurs filles et que des maris vendent comme esclaves, livrent à la flagellation ou aux travaux les plus serviles les épouses dont la conduite laisse à désirer.

Le 29 mars, étant allé faire une visite à Congow, chef militaire qui revenait d’une expédition dans la direction du nord, le long du Bahr-el-Abiad, il me reçoit au milieu de ses femmes, bien plus nombreuses que belles. Ma visite paraît lui faire grand plaisir. Il me montre ses huttes qui forment un groupe considérable, ses jardins admirablement tenus, et, revenant à ses femmes, qu’il dépouille l’une après l’autre jusqu’à la ceinture, il désire savoir ce que j’en pense. Au lieu de répondre à cette question embarrassante, je lui demande à quoi lui sert d’en avoir un si grand nombre.

« À rien, me réplique-t-il aussitôt. Le roi nous les attribue pour soutenir notre rang… Il lui arrive parfois de nous en donner cent à la fois, et tout refus est impossible… Nous sommes libres seulement de faire d’elles, à notre gré, soit des épouses, soit des domestiques. »

Ma visite à peine achevée, je reçus ordre d’aller avec tous mes vouanguana et tous mes fusils rejoindre le roi qui était à la chasse. Je le trouvai à la tête d’un nombreux état-major, femmes, officiers et pages, dans un jardin de bananiers, où il guettait assidûment le passage des oiseaux, tandis que ses musiciens s’épuisaient à le distraire. Il avait ajouté un turban à son costume anglais, et se plaignait que l’éclat du soleil lui fît mal aux yeux — manière indirecte de me demander un chapeau de feutre mou, à larges bords, pareil à celui dont j’étais coiffé.

Soudain, comme si cette idée venait de peindre dans son cerveau : « Où donc, s’écria-t-il, a-t-on logé mon ami le Bana ? Je veux qu’on m’y conduise sur l’heure. »

À peine ces mots prononcés, vouakungu, femmes et le reste se précipitèrent d’un même élan, à travers tous les obstacles, dans la direction de ma hutte. Parmi les gens qui couraient ainsi pêle-mêle, si quelqu’un n’avançait pas assez vite, entravé par les moissons dont les champs étaient couverts — que ce fût le kamraviona ou un simple page, peu importe — il recevait dans les reins un bon coup de poing, capable au besoin de le renverser par terre ; mais loin de s’en inquiéter, et regardant comme une faveur cette bourrade royale, ils accompagnaient de quelques n’yanzig leur trot devenu plus rapide. En les traitant comme autant de chiens, on eût dit que Mtésa les élevait dans leur propre estime.

Arrivé chez moi, le prince ôta son turban de même que j’ôtais mon chapeau, et prit place sur mon tabouret.