Page:Le Tour du monde - 09.djvu/351

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Les femmes, de prime abord, reçurent ordre de s’accroupir en dehors de la hutte. On leur permit cependant, à la longue, de venir contempler le Bana dans son antre, et je leur offris deux sacs de verroteries, présent que l’étiquette rendait indispensable, et d’autant plus impérieusement exigé que personne, parmi mes hôtes, ne voulait jusques-là boire dans ma coupe.

Le roi, se levant bientôt et vagabondant çà et là selon les inspirations de sa capricieuse curiosité, arriva près d’un grand arbre ou la veille un marabou femelle avait été tué. Un de ses petits vivait encore dans le nid maternel. Faute de plomb, il fallait le tirer à balles ; mais le prince, soigneux de sa renommée, me pria de faire feu en même temps que lui. À la première décharge mon coup frappa seulement la branche sur laquelle le nid était posé ; à la seconde, la balle traversa le nid sans atteindre l’oiseau ; j’empruntai alors au roi son rifle Whitworth, à la sous-garde duquel on avait fixé une petite baguette magique, destinée sans doute à rectifier la direction du coup. Cette fois je cassai une des pattes de la bête et l’envoyai à moitié hors du nid. Montrant alors au roi le petit talisman que j’avais remarqué : « Voici, lui dis-je en plaisantant, voici pourquoi la balle a si bien porté. »

Mais loin de rire avec moi de sa propre absurdité, il prit la chose au grand sérieux et se mit à commenter avec ses hommes la puissance infaillible du talisman. Pendant qu’il discourait ainsi, je pris un autre fusil et j’abattis l’oiseau, cette fois pour tout de bon, au milieu des woh ! woh ! du roi, qui sautait en battant des mains, et répétait à chaque instant : Bana ! bana ! tandis que les tambours battaient et que l’assistance faisait chorus. Comme il me demandait de tuer un autre mundo, sans pouvoir m’indiquer où nous le trouverions, je lui conseillai d’envoyer chercher son télescope, dont il n’avait pas encore eu l’occasion de se servir. On juge de son étonnement :

« Je comprends enfin, dit-il à ses vouakungu, l’usage de cet instrument que je tenais enfermé au palais. Sur cet arbre là-bas, je puis distinguer trois vautours. À sa droite est une hutte, et à l’intérieur du portail se tient une femme assise. Tout autour paissent des chèvres ; je les vois aussi grandes, aussi distinctes que si j’étais auprès d’elles. »

Peu après ce changement de résidence, je fus témoin, pour la première fois, de la manière dont le roi procède quand il rassemble son armée. Toutes les grandes routes sont encombrées de guerriers vouaganda : peints de diverses couleurs, ceints autour du front de feuilles de bananiers, autour des reins de petites peaux de chèvre, ils portent le bouclier, brandissent la lance et chantent le Tamburé, marche dont le refrain ramène incessamment le mot mkavia, qui signifie monarque. Au dire de Bombay, ils surpassent en nombre les troupes et les bandits enrôlés par notre ami le sultan Majid, quand Sayid-Swéni menaçait de l’attaquer dans Zanzibar ; nulle part Bombay n’a vu d’armée aussi considérable. Mtésa, qui s’était rendu au palais de la reine-mère, changea, par respect pour elle, son costume européen contre une peau de chevreau, et, nous laissant dehors, entra pour faire sa visite. Pendant ce temps, le colonel Congow, revêtu de son uniforme le plus complet, arrivait sur la place avec son régiment aligné pour la revue. Le roi, instruit de l’approche des troupes, sortit avec lance et bouclier, et précédé par son héron favori ; puis il se tint debout, ses armes à la main, près de l’entrée du palais, au milieu de son état-major accroupi en rond, autour de l’oiseau vénéré. En face de nous s’étendait la vaste place bordée par les demeures de la reine et du kamraviona. Le régiment, comprenant environ trois compagnies de deux cents hommes chacune, reçut l’ordre de se porter au pas de course, sur une seule file, de la gauche du champ de manœuvre à l’extrémité opposée, pour s’y reformer aussitôt.

L’imagination n’invente rien d’aussi sauvage et d’aussi fantastique que le spectacle que j’eus alors sous les yeux : des hommes presque nus, recouverts seulement de peaux de chèvre ou de bêtes félines attachées à la ceinture, barbouillés de couleurs, chacun selon sa fantaisie, les uns ayant la moitié du corps colorée en rouge, les autres en noir, les autres en bleu, mêlés sans ordre, et de façon à produire les contrastes les plus violents. Chaque guerrier avait les mêmes armes : deux lances et un bouclier qu’il tenait comme dans la bataille, et tous s’avançaient de la sorte sur trois lignes séparées par une distance de quinze à vingt pieds, avec la même animation, le même pas allongé. Une fois tous les hommes en branle, les capitaines des compagnies partirent à leur tour, revêtus de costumes encore plus extravagants ; le grand colonel Congow fermait la marche ; vrai Robinson Crusoé, il portait de longues peaux de chèvres à poil blanc, un bouclier de cuivre ayant la forme d’un violon à six pointes sur lesquelles flottaient des touffes de poils blancs ; à ses genoux pendaient d’autres longues houppes de poils ; son casque enfin, couvert de riches verroteries de toutes couleurs et d’un excellent goût, était surmonté d’un bouquet de plumes rouges, d’où s’élançait une espèce de tige recourbée portant à son extrémité une aigrette de poils de chèvre. Après le défilé, les guerriers chargèrent par compagnies, s’avançant et reculant tour à tour ; enfin les officiers les plus âgés vinrent jusqu’auprès du roi lui faire de violentes protestations de fidélité qui furent, comme de droit, fort applaudies ; après quoi, la parade achevée, chacun se retira chez soi.

Traduit par E. D. Forgues.

(La suite à la prochaine livraison.)