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peut le croire, n’accepta pas de prime abord un pareil récit. D’autres pages me furent envoyés, avec ordre de tirer au clair toute l’affaire et de lui faire connaître, mot pour mot, les plaintes que j’aurais articulées. Ceux-ci rectifièrent l’erreur commise et le roi se hâta de m’envoyer une vache. Je serais bien étonné si l’affaire en restait-là[1]

Après le déjeuner, invité à monter dans le bateau du roi, j’y ai transporté mon trône de gazon, au grand ennui de ceux qui nous accompagnaient. Mais le roi, sans prendre garde à leur mine effarée, s’est contenté de leur dire, en riant : — « Vous voyez qu’on ne vient point facilement à bout du Bana. Il a pour habitude de s’asseoir devant les têtes couronnées et vous aurez de la peine à obtenir qu’il abdique ce privilége. » Ensuite, pour varier nos plaisirs, au lieu de laisser les tambours sur le rivage, il les a fait embarquer, et c’est au bruit de leurs roulements que, tantôt à la rame, tantôt en dérive, nous remontions à l’extrémité de la crique pour redescendre ensuite jusqu’à ce qu’on peut appeler la « pleine eau » du lac.

Il existerait de ce côté, si j’en crois ce qui m’a été dit, un passage vers l’Ousaga ; mais il oblige à beaucoup de détours, parsemé qu’il est de bas-fonds et de récifs ; en le suivant on rencontrerait l’île de Kitiri. Aucune autre île de ce nom n’est d’ailleurs connue des Vouaganda, bien que leurs embarcations, cotoyant la rive occidentale du lac, soient descendues jusques à Ukéréwé[2]. La plus grande île du N’yanza paraît être celle de Sésé[3], en face l’embouchure de la rivière Katonga. On y trouve, comme dans celle où nous avons passé la journée du 26, un des grands prêtres du Mgussa. C’est là que sont en réserve les plus gros bâtiments de la marine royale et on en tire une grande quantité d’écorces, dont la qualité supérieure ajoute à sa renommée.

Quand nous sommes descendus à terre pour prendre notre repas, un jeune hippopotame qu’on venait de harponner, un pourceau et un pongo ou bush-bock ont été présentés au roi. D’après mes suggestions, qui trouvent aisément crédit, une régate fut ensuite organisée. Nos cinquante barques, poussées à toutes rames et filant au son du tambour vers le but que j’avais marqué, nous offrirent un spectacle assez divertissant.

Ainsi finit la journée, et le lendemain se termina l’excursion.

J’avoue que l’ordre de revenir au palais me réjouit fort ; en effet, si beau que soit le N’yanza, l’omission de tout ce qui aurait pu aider à notre confort, la fatigue, ces continuelles parties de bateau sous un soleil ardent, surtout la soudaineté, la mobilité des fantaisies royales me faisaient rêver au bonheur de vivre en paix parmi ces êtres naïfs que j’appelais « mes enfants, » et que je m’étais habitué, — si étrange que cela puisse paraître, — à considérer comme tels.

Nous prîmes pour nous en revenir le même chemin que nous avions suivi, et nous en avions déjà franchi la moitié lorsque le roi me demanda d’un ton railleur « si j’avais faim ? » La question était oiseuse et même déplacée, car il savait fort bien que nous n’avions rien pris depuis vingt-quatre heures. Aussi nous mena-t-il peu après dans une plantation de bananiers, ou la première hutte qui s’offrit fut tant bien que mal adaptée au repas que le roi nous destinait. Mais comme je m’aperçus qu’il prétendait me reléguer au dehors et me faire déjeuner en compagnie de ses subalternes, je lui faussai compagnie et revins précipitamment au logis.

Le lendemain, le roi, qui s’est enrhumé, me fait appeler comme médecin. Plusieurs de ses femmes ont des clous dont il faut que je les débarrasse immédiatement. Après la consultation, je rentre pour trouver autour de ma hutte une vingtaine d’hommes qui prétendent avoir dépassé Grant sur la route du Karagué à l’Ouganda, ce qui m’étonne grandement, car sa dernière lettre m’annonçait qu’il devait arriver par le lac. Néanmoins, au bout de trois semaines, j’appris qu’ayant effectivement suivi la voie de terre, il était arrêté à une journée de chemin par suite des interminables et impénétrables considérations de l’étiquette locale. Enfin, le 27 mai, pendant que j’étais en visite chez le roi, notre causerie fut agréablement interrompue par de lointaines détonations qui nous annonçaient l’arrivée de mon camarade. Je pris tout aussitôt congé pour aller le recevoir. Inutile de dire toute la joie de cette réunion après tant d’anxiétés et de mutuels regrets. Heureux de voir Grant en assez bon état pour boîter de çà, de là, sans trop de fatigue, » j’écoutai en riant aux éclats l’amusant et pittoresque récit de sa pénible traversée.

Le roi, auquel j’ai fait passer, comme présent, un fusil double et des munitions, nous a convoqués, Grant et moi, pour un lever solennel, pareil à celui qui marqua mon arrivée (voy. p. 357). Toutefois, nous avons trouvé la cour assez dégarnie quand nous nous sommes rendus au palais dans l’après-midi. La première séance promptement expédiée, nous nous retirâmes dans une des cours intérieures, où les femmes comparurent devant nous ; mais le roi, se lassant bientôt de ces muettes exhibitions, se fit apporter le fauteuil de fer et entama l’entretien par des questions relatives à l’art médical, dont il est fortement préoccupé. Je rompis les chiens en demandant si le fusil était de son goût ; puis nous traitâmes des sujets plus généraux, concernant tour à tour Suwarora, Rumanika et les difficultés de la route par L’Ounyamuézi, que remplacera bientôt, nous l’espérons du moins, celle de L’Ounyoro.

On voudra bien ne pas perdre de vue qu’en prolongeant ainsi notre séjour chez Mtésa, et par toutes ces négociations si difficiles à mener de sang-froid, nous nous proposions toujours le même objet, celui de nous faire montrer le Nil à son issue du N’yanza, et de constater

  1. J’ai su depuis, effectivement, que le malheureux petit envoyé dont l’étourderie avait failli nous brouiller, eut les oreilles coupées pour s’en être si mal servi.
  2. Cette île est marquée, sur la carte du capitaine Speke, au midi du lac, presque en face de Muanza et à l’ouest d’Uridi, dont elle est séparée par l’île de Mazita. (Note du Trad.)
  3. Selon quelques témoignages, les Sésé forment un groupe de quarante îles.