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ainsi un phénomène sur lequel, depuis longtemps, mon esprit ne conservait aucun doute. Sans le consentement, — que dis-je, sans le concours — du capricieux sauvage à qui j’avais affaire, il ne fallait pas songer à la réalisation de ce projet. On ne s’étonnera donc pas que je fusse constamment au guet, pour glisser à propos, dans le cours de tous nos entretiens, quelques paroles de nature à nous rapprocher de ce grand but. L’occasion, cette fois, me semblait favorable, et nous risquâmes une requête directe, tendant à obtenir des embarcations pour essayer de nous rendre par eau vers le Gani, en supposant que le lac et le fleuve fussent navigables sur leur parcours entier ; nous demandions aussi qu’un messager royal nous accompagnât avec une mission officielle, « afin de ramener tout ce qui serait fait à notre important dessein de frayer pour le commerce une nouvelle voie par laquelle les divers articles de fabrique européenne trouveraient leur chemin vers l’Ouganda. » Nous n’en vînmes pas cependant à nos fins. La pétition, attentivement écoutée, — et qui avait été parfaitement comprise, maint et maint commentaire nous le prouva, la pétition n’obtint aucune réponse directe. Il n’entrait pas dans mes combinaisons diplomatiques de laisser voir toute l’importance que nous attachions à cette question. Il fallut, par conséquent, manifester une certaine indifférence, et je pris ce temps pour réclamer ma boîte à couleurs que le prince, après me l’avoir empruntée un jour, retenait depuis plusieurs mois. Cette nouvelle demande rencontra le même silence que la première, mais je fus immédiatement harcelé au sujet de la boussole promise pour l’époque où Grant serait arrivé. Je dus m’engager à l’envoyer demain matin, et moyennant ce, le roi, qui s’apprêtait à se retirer, nous dit « qu’il s’entendrait avec ses femmes pour fixer la quantité de pombé dont on pouvait disposer en notre faveur ; » — après quoi, il nous souhaita le bonsoir.

29 mai. — La boussole que j’ai chargé Bombay de lui remettre a jeté le roi dans un véritable transport de joie. Il a dit à mon messager, puis à Maula, « que je ne pouvais lui rien offrir de si précieux, et qu’en me privant pour lui d’un pareil instrument, je lui donnais la preuve d’une affection inaltérable. » Il est venu le soir avec tous ses frères examiner les dessins de Grant, dont les portraits, récemment exécutés d’après plusieurs indigènes, ont été littéralement acclamés. Pour cette fois, au lieu de lui rien donner, j’ai réclamé ma boîte à couleurs et conduit ensuite la compagnie vers la colline qui me sert d’observatoire. Parvenus au sommet, le roi s’est appliqué à renseigner ses frères sur l’étendue de ses domaines, et comme je lui demandais « où il place la résidence de ce Dieu universel auquel il donne le nom de Lubari ? » sa main s’est immédiatement levée pour désigner la voûte céleste.

30 mai. — Je vois enfin revenir ma boîte à couleurs à laquelle sont joints certains oiseaux tués par le prince, et qu’il voudrait faire dessiner. Il demande aussi qu’on exécute son portrait, plus quelques pages de l’album de Grant où figurent entre autres les gardes du palais se disputant gloutonnement leurs rations de bœuf et de bananes. Il sollicite, en outre, un surcroît de poudre et souhaite examiner à loisir tous nos fusils.

31 mai. — J’ai dessiné deux des oiseaux envoyés par Mtésa, un grand horn-bill, blanc, tacheté de noir, et un pigeon vert ; mais ceci ne lui suffit pas ; il m’expédie d’autres oiseaux et demande à voir mes souliers. Ce dernier message m’étant rendu avec une impertinence par trop marquée, je lance mon livre à la tête des pages qui se sont émancipés à ce point, et je les chasse en leur annonçant « que j’irai moi-même réclamer du roi les subsistances qui font faute à mes Vouanguana et sans lesquelles il m’est impossible de les tenir tranquilles. » En l’absence de Mtésa qui est allé chasser, je porte mes plaintes au kamraviona, et je lui annonce mon intention de quitter le pays, puisqu’il ne me reste rien à donner au roi. Blessé du rapport que j’établis ainsi entre les aliments que me fournit son maître et les cadeaux qui seraient l’équivalent de son hospitalité, le commandant en chef me donne immédiatement une chèvre et une certaine quantité de pombé qu’il prélève sur ses approvisionnements ; il m’annonce de plus l’intention de porter mes griefs au pied du trône.

1er juin. — Dessiné une pintade pour le compte du roi, qui l’avait abattue ce matin même. Plus tard, j’ai conduit Grant chez la reine, où nous sommes allés avec sept hommes seulement, le reste de nos gens ayant préféré les chances de la maraude à celles que leur offrait l’hospitalité douteuse de la N’yamasoré. Après une heure d’attente, la reine nous a reçus avec force sourires. Le pombé et les bananes qu’elle a fait placer devant nous étaient destinés exclusivement — elle a pris soin de le dire — à son nouveau visiteur. Cette distinction, véritable trait de politique sauvage, avait pour but de traiter Grant comme une personne à part, voyageant pour son propre compte, et d’obtenir ainsi une nouvelle taxe de passage, un hongo particulier. Cette petite ruse me fit sourire, et je remerciai directement la reine de sa générosité envers ma maison ; j’ajoutai « que lorsque j’aurais pu faire venir du Karagué le demeurant de mes marchandises, je me hâterais, selon ma promesse, de lui faire accepter quelques présents supplémentaires. Les messagers du roi, par malheur, méconnaissant les instructions à eux données, avaient doublement déçu mes espérances, d’abord en changeant l’itinéraire de Grant, qui devait voyager par eau, puis en ne m’apportant pas ce que les circonstances m’avaient contraint de laisser entre les mains de Rumanika. »

La reine, peu satisfaite de ces raisons, insistait pour que Grant s’acquitât envers elle, par un cadeau quelconque, de l’hommage qu’il lui devait. Pour détourner la conversation, je lui demandai « d’employer son influence à nous ouvrir un passage vers le Gani, ce qui était en somme le meilleur moyen de faire affluer dans l’Ouganda ces nouveautés dont elle semblait éprise. » Avec une subtilité dont je ne l’aurais pas crue capable, elle nous promit immédiatement son concours, « à condition que Grant ne partirait pas en même temps que moi, vu qu’elle n’avait pas encore assez de sa présence. » Il est con-