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Page:Le Tour du monde - 09.djvu/419

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dihn (la basse Cochinchine, aujourd’hui la Cochinchine française). Ce n’est rien moins, en effet, que la description statistique et géographique du pays, avec des détails étendus sur les productions et sur le genre de vie des habitants. Ce dernier chapitre ne fait pas du tout double emploi avec celui que M. Pallu a consacré dans son livre au même sujet ; il est curieux, au contraire, de mettre en regard le point de vue indigène et l’impression européenne. L’ouvrage a été écrit, il y a une trentaine d’années, pour servir de manuel aux hauts fonctionnaires de l’État ; il a un caractère tout à fait officiel. On conçoit qu’il sera d’un précieux secours à nos propres agents. Sous un rapport plus particulièrement scientifique, c’est une curieuse addition à notre littérature géographique de l’Asie.

Le peuple que nous sommes appelés à gouverner dans ce lointain climat appartient, comme toutes les populations de l’Indo-Chine, à cette immense famille de l’Asie centrale que l’on désigne indifféremment sous les noms de race jaune et de race mongolique. Il en a tous les traits et, la physionomie, — les pommettes fortement saillantes, la face en losange, les yeux bridés et obliques, la peau d’un jaune mat qui rappelle la cire d’église, tournant à la feuille morte ou au rouge d’acajou chez les classes inférieures, exposées à l’action incessante de l’air et du soleil. C’est un type qui commence à nous devenir familier, depuis la visite que nous ont faite à Paris les envoyés annamites et ceux du roi de Siam. Malgré ces particularités de conformation, qui ne sont assurément pas celles de la Vénus de Milo, la race ne manque pas d’une certaine beauté relative, surtout chez les femmes, dont les traits moins accusés se rapprochent davantage de l’expression européenne. Les cheveux sont invariablement d’un noir de jais ; les hommes comme les femmes les portent dans toute leur longueur, et les relèvent en un chignon au-dessus du cou. La barbe est rare et tardive. Une particularité pour nous fort disgracieuse, bien que ce soit pour eux une condition de suprême élégance, est de se teindre les dents en noir, non par l’effet du bétel, comme on le dit communément, mais au moyen d’une composition spéciale. Le costume est chinois, et on y recherche le contraste des couleurs voyantes.

Dans la Cochinchine comme dans le reste de l’Annam (ce qui comprend le Tunkin), la civilisation est d’origine chinoise ; c’est un fruit assez médiocre implanté sur un sauvageon de même famille. Il existe bien dans la langue usuelle une sorte de littérature populaire dont M. Aubaret vient de nous donner un curieux spécimen[1] ; mais ces chants ou ces récits, que l’on peut recueillir seulement de la bouche des bateliers, comme les barcarolles que module le gondolier de Venise en sillonnant le Canal Grande, ne sont connus que des classes infimes et n’ont même été jamais fixés par écrit. Les lettrés ont ces compositions populaires en parfait mépris. Chez ceux-ci, l’éducation est exclusivement chinoise. Toutes leurs études se font dans les livres de la Chine, et leurs examens sont calqués sur ceux du Céleste-Empire. La Chine, en un mot, est pour eux le centre, le modèle et la source de toute civilisation. Cette civilisation importée avec ses rites et ses formules, n’a guère dépassé la couche supérieure ; quand on arrive aux classes inférieures, à celles qui forment la base et le fond de la nation, on trouve un peuple enfant, façonné de longue date à la soumission passive, superstitieux parce qu’il est ignorant, ayant peu d’activité parce qu’il a peu de besoins, renfermant sous les dehors de l’apathie et de la réserve un fond de gaieté naturelle, mais dont les idées au total ne sauraient être ni bien étendues ni bien profondes. L’amélioration intellectuelle et morale qui peut élever un jour le peuple annamite au-dessus de sa condition actuelle, c’est de l’Europe chrétienne, et d’elle seule, qu’il la peut recevoir.

Leur seule passion est le jeu ; celle-là est enracinée au plus profond de la nature humaine. Les hommes employés aux constructions de Saïgon n’avaient rien de plus pressé, dit un témoin oculaire, dès qu’ils avaient touché les quelques sapèques de leur solde, que de les jouer, la main fermée, à pair ou impair. Leur geste était net, rapide, convulsif. En quelques minutes tout était passé dans les mains d’un dernier gagnant.

L’Annamite ne manque pas d’une sorte de bravoure, mais d’une bravoure qui ne ressemble pas à la nôtre. On ne trouverait sûrement dans sa langue aucun mot qui pût rendre notre idée de point d’honneur, pas plus qu’il n’y faudrait chercher des expressions qui expriment nos sentiments de liberté, d’égalité, de patriotisme.

Il se bat bien quand il se croit le plus fort ; mais qu’on ne lui demande pas de tenir pied devant un ennemi supérieur. Ils ont sur le courage, et sur la manière dont un chef intrépide peut le transmettre, une superstition effrayante. Quand un tel homme est tué, ils lui ouvrent la poitrine, lui arrachent le cœur, et le dévorent encore palpitant. Alors ils vont en avant, rien ne peut les arrêter : ils ont du gan.

l’Annamite, en somme, a horreur du sang versé ; sa nature y répugne. Et cependant, par une sorte de contradiction qui n’est pas rare, surtout en Asie, des supplices d’une barbarie raffinée le laissent impassible. Le crime irrémissible entre tous, la rébellion à l’empereur, est puni du lan-ti : le coupable est coupé en cent morceaux, et ces horribles débris sont déposés dans une jarre à la porte de sa maison. Parmi les autres supplices, il y en a qui semblent sortis d’une imagination infernale. Ce sont des bambous coupants entre lesquels on laisse glisser la victime, dont le corps est bientôt lacéré comme par mille coups de rasoir ; des membres sciés avec de mauvais couteaux, ou tenaillés avec des pinces rougies ; des siéges garnis de longues pointes acérées ; des reptiles venimeux introduits entre le vêtement et la chair, etc. Il ne manque guère à cet aimable répertoire

  1. Luc-van-tiên, poëme populaire annamite, traduit par M. Aubaret. Cet échantillon de la littérature populaire des Annamites est imprimé aux cahiers de janvier et février du Journal asiatique.