que par force ! Je fis briser ces instruments d’un supplice affreux et donner la sépulture à ces malheureuses.
« Ce fait peut donner une idée de la terreur que le gouvernement chinois avait su inspirer aux populations pour les barbares occidentaux ; non-seulement il avait mis a prix la tête des ambassadeurs, des généraux, de chaque soldat même, mais encore il nous avait représentés comme des monstres épouvantables, capables de tous les excès et qui se nourrissaient de chair humaine. Cette indicible terreur fit bientôt place à la confiance.
« Après la prise du camp retranché de Sin-ho, lorsque l’armée à cheval sur le fleuve eut occupé les forts de Ta-Kou, j’eus occasion de revenir à Peh-Tang.
« Dès que les paysans virent que nous respections leurs vignes, leurs cultures et leurs habitations, que même nous payions scrupuleusement les vivres, ils revinrent en foule.
« Rien de plus singulier, que le système de locomotion en usage dans le nord de la Chine !
« Qu’on se figure une immense brouette en forme de civière, c’est-à-dire ayant deux bras à chaque bout ; la roue tourne au milieu d’une cage en bois, soutenue par des barres de fer. Quand il y a bon vent, l’industrieux Chinois y ajoute un mât avec une voile carrée. Sur la cage sont pendus des ustensiles de toute espèce : marmites, pots, paquets de vieux habits, instruments agricoles.
« À un bout du brancard, la femme de ce navigateur d’un nouveau genre est assise les jambes repliées avec ses plus jeunes enfants sur les bras, et quelquefois des volatiles, canards ou poulets entassés dans des cages d’osier. À l’arrière de la brouette, un ou deux autres enfants se cramponnent aux sacs de grains et aux bidons de vin de riz, tandis que l’aîné, s’il est assez fort pour travailler, aide le père, en courant à l’avant, les reins entourés d’une courroie qui est attachée aux brancards.
« Le défilé de ces brouettes sur la route de Sin-ho à Peh-Tang, accompagné des vociférations habituelles et des cris de joie de ces pauvres gens, du bêlement des troupeaux de moutons et du gloussement des volailles, formait, au milieu du bruit et de la poussière, un spectacle pittoresque plein de vie et de mouvement. »
Le Peï-ho est fort étroit au-dessus de la barre ; il n’a pas plus de deux ou trois cents mètres de large, c’est-à-dire, à peu près la largeur de la Seine dans Paris, mais comme il est canalisé, il peut porter des bâtiments d’un tonnage assez fort.
Entre l’embouchure et Ta-Kou, il n’y a que de vastes salines ; près de Ta-Kou, le paysage change d’aspect : les terres sont plus élevées et les coteaux chargés de vignes viennent baigner leur pied dans le fleuve. On aperçoit sur les deux rives des champs entourés d’arbres et des villages nombreux. Près des maisons construites en terre et en torchis, sont des meules de joncs et de paille et de petits tertres gazonnés qui indiquent des sépultures.
Cependant la navigation devient de plus en plus difficile : la rivière présente d’innombrables sinuosités, et il faut une grande précision de manœuvres pour que le Fi-Loung, forcé de virer constamment au plus près, ne vienne pas s’échouer sur les berges cachées par de longs roseaux.
Dès qu’on approche de Tien-Tsin, des plaines immenses couvertes de champs de sorgho, de maïs et de millet occupent l’horizon à perte de vue ; il n’y a plus de haies ni de petites cultures ; un arbre isolé apparaît seul de temps en temps.
Le terrain devient aride et de mauvaise qualité. On voit alors sur le bord du fleuve des appareils d’irrigation de toute espèce. Ce sont de grandes roues d’une extrême légèreté, qui, entourées de seaux en bambou, vont tour à tour puiser l’eau qu’elles déversent dans des réservoirs en bois, d’où elle se répand par des rigoles dans les champs voisins ; ailleurs, dans des coupures pratiquées dans les berges, sont appliquées de puissantes pompes à chaîne ou à chapelet qu’on fait fonctionner avec des mulets.
Malgré les efforts patients des agriculteurs chinois, on rencontre de place en place de grandes plaines sablonneuses et incultes, où leur industrie a été impuissante contre l’extrême aridité du sol.
Il faisait déjà froid au commencement de novembre de l’année 1860, et comme le Peï-ho gèle tous les ans, la navigation y avait presque cessé : des bateaux plats, des sampans, des jonques étaient remisés dans des anses artificielles creusées le long de la rive et séparées du fleuve par une digue en terre qu’on abat au printemps, dès que la débâcle des glaces est passée.
La navigation de cette rivière est très-considérable dans la belle saison, parce que Tien-Tsin sert de port à Pékin et aux autres grandes villes de la province de Pe-tche-li ; en Chine, grâce aux admirables cours d’eau et aux canalisations gigantesques faites de main d’homme, presque tous les transports se font par la voie maritime.
Les mœurs et les habitudes de la population maritime de Pei-ho, la construction et la forme des bateaux dont il est couvert présentent des détails intéressants que je crois devoir rapporter ici.
On y rencontre des jonques de guerre et de douane, des sampans et autres bateaux de commerce, des jonques ou coches d’eau pour le transport des voyageurs, des barques de pêche, des trains de bois, enfin de petits bateaux de plaisance appelés keo-tchouen.
Les jonques de guerre ne firent pas plus de trois ou quatre pieds d’eau ; elles ont des canons en batterie barbette avec des sabords ; dès qu’il fait mauvais temps au large, elles rentrent au port ; leur forme est variée, quoique généralement très-élevée à la poupe et à la proue, et elles rappellent dans leur ensemble les anciennes galères de la Méditerranée. D’immenses avirons leur servent pour les calmes et les vents contraires ; les jonques ont souvent une double et triple rangée de rames ; d’autres ont un gouvernail à l’avant et à l’arrière et marchent dans les deux sens au moyen de quatre roues semblables à celles de nos bateaux à vapeur, mais le moteur n’est pas le même, et la mani-