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le brûlant liquide, au risque d’y laisser un gant de sa peau, se récupéra d’un long jeûne. Quand de l’aliment qu’avait contenu la marmite, il ne resta plus que des arêtes de nageoires et quelques œils de graisse perlant sur une eau trouble, nous nous levâmes et, d’un signe de tête, nous remerciâmes nos hôtes de cet échantillon de leur cuisine. Le capitaine et le lieutenant allèrent digérer à l’ombre pendant que j’explorais le domaine inconnu où le hasard venait de nous conduire.

L’île qu’à distance nous avions cru d’une certaine étendue, cachée à moitié qu’elle était par une courbe de la rivière, n’avait en réalité que dix-huit cents pas de longueur sur cinq cents de largeur. Son sol, presque au niveau de l’eau dans la partie du sud, présentait à l’extrémité nord un renflement élevé de quatre ou cinq mètres, du haut duquel on découvrait tous les environs. Une partie de la végétation avait été détruite par la hache et le feu ; des squelettes d’arbres encore pourvus de leurs branchages charbonnés gisaient à terre, se détachant en noir sur des amas de cendres grises. La végétation restée debout offrait un spécimen à celle disparue ; elle se composait de bambous, de cécropias, de gynerium, de buissons d’une solanée épineuse et de borraginées traçantes. Au bord de l’eau dans laquelle leurs racines étaient submergées, croissaient pèle-mêle des œnothères, des alismacées et trois ou quatre variétés de balisiers.

Sur la face de l’île tournée au couchant s’élevaient sept ajoupas inégalement espacés, grossièrement construits et couverts en roseaux. Quelques plants de bananiers et de yuccas (manioc) dressaient leurs tiges vertes au-dessus des centres du défrichement qui paraissait remonter à trois mois et témoignait chez les colons de Santa-Rosa des intentions agricoles et pacifiques.

De question en question, nous en vînmes à savoir que ce coin de terre défriché et ces sept cahutes était le plan d’une mission projetée par les Chontaquiros, pour y installer tôt ou tard un chef de la prière qu’ils se proposaient d’aller demander à Sarayacu, préfecture apostolique du département de l’Amazone.

En écoutant ces détails, nous nous rappelâmes l’histoire du P. Bruno, assassiné, au dire des Antis, par Jeronimo le sonneur de cloches, et nous craignîmes pour le sort du futur missionnaire un sort semblable à celui de son prédécesseur. Peut-être le chrétien relaps avait-il été chargé par ses compagnons d’organiser un second massacre, et parmi ceux qui nous entouraient se trouvaient les complices qui l’avaient aidé dans la perpétration de son premier crime

Toutefois, comme ces suppositions étaient sans fondement[1], que l’accusation portée par les Antis pouvait être une de ces calomnies devant lesquelles ne reculent ni les nations ni les individus quand il s’agit de satisfaire un besoin de haine, nous oubliâmes momentanément le récit faux ou vrai qu’on nous avait fait à Bitiricaya pour écouter les explications que nous donnaient avec une parfaite bonhomie les Chontaquiros de Santa-Rosa.

Tous connaissaient la grande rivière pour l’avoir remontée et descendue cent fois depuis les rapides de Tunkini jusqu’à sa confluence avec le Marañon. Certains d’entre eux avaient poussé leurs explorations jusqu’aux possessions brésiliennes[2], et avaient rapporté de ces voyages de long cours des vocables de la langue de Camoëns qu’ils estropiaient rudement ; d’autres avaient appris dans leurs relations avec les chrétiens des missions, quelques mots de quechua et d’espagnol dont ils faisaient une application plus ou moins heureuse.

En outre, au nom barbare et dissonant qu’ils tenaient de leurs pères, la plupart avaient substitué le nom d’un saint du calendrier espagnol. Parmi les hommes, il se trouvait des Pedro, des Juan, des José, des Antonio ; parmi les femmes, des Maria, des Pancha, des Juana, des Mariquita. Les uns et les autres affirmaient avoir reçu autrefois ces noms au baptême et en souvenir de cette pratique chrétienne, ne manquaient pas, nous dirent-ils, d’ondoyer les enfants qui leur naissaient. Aux questions que nous adressâmes aux mères sur la façon dont elles s’y prenaient pour purifier le nouveau-né de sa souillure originelle, elles nous répondirent qu’elles le saisissaient par le talon et comme Thétis ondoyant dans le Styx son fils Achille, le plongeaient à plusieurs reprises dans la rivière Apu-Paro. Comme nous les regardions d’un air ébahi, elles ajoutèrent, par l’organe de l’interprète, que si quelques gouttes d’eau jetées sur le front d’un enfant avaient le pouvoir de le régénérer, un bain complet devait le régénérer mieux encore. À ce raisonnement maternel et sauvage, nous ne sûmes trop que répondre.

Ces futurs néophytes se proposaient, une fois leurs huttes construites, — celles que nous avions sous les yeux n’étaient que provisoires, — d’édifier une église dans le genre de celles des missions de Belen, de Sarayacu ou de Tierra-Blanca, humbles chaumes tournés vers le soleil levant. L’église terminée, ils comptaient aller à la recherche d’un pasteur, et quand ils l’auraient trouvé, l’amener en triomphe à la mission nouvelle. Les plants de bananiers et de manioc que nous voyions sortir de terre devaient assurer le pain du saint homme. Quant au poisson, au gibier, aux tortues[3], sa table en serait abondamment pourvue chaque jour.

Ces derniers détails furent donnés à notre cholo Antonio, par un Chontaquiro de la troupe, homme entre deux âges, court et replet, affublé d’un sac que l’embonpoint faisait brider sur ses épaules, coiffé d’un capuchon à franges et dont le visage était balafré de deux rangées de grecques noires, qui partant des tempes et s’arrêtant aux commissures des lèvres, lui faisaient comme une paire de favoris. Tout en écrivant ces renseignements sous la dictée de l’interprète, nous

  1. Ce ne fut qu”à notre arrivée à Sarayacu, que la nouvelle de ce meurtre nous fut dûment confirmée. Jusqu’alors nous n’y avions cru qu’à demi.
  2. Les villages péruviens situés sur les deux rives de l’Amazone, en deçà de Tabatinga, où commencent seulement les possessions brésiliennes, sont considérés par ces indigènes comme appartenant au Brésil.
  3. C’est à deux lieues en aval de Sipa que commencent à apparaître les premières tortues d’eau douce.