Page:Le Tour du monde - 10.djvu/135

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songions à l’avenir heureux que se préparaient les Chontaquiros, aux bons sentiments qu’ils manifestaient à l’envi, et nous en étions édifiés.

La grâce avait enfin touché ces cœurs de pierre, amolli ces âmes barbares et fait un peuple de frères et de chrétiens de ces tigres à face humaine. La graine évangélique semée autrefois par les missionnaires chez les aïeux de ces Chontaquiros, cette graine qu’on avait crue desséchée ou dévorée par les oiseaux du ciel, allait donc germer, fleurir et fructifier chez les petits-fils de ces indigènes. Comment ne pas saluer de nos vœux cette aube régénératrice, comment ne pas sourire à l’avenir qu’elle illuminait, comment enfin ne pas dormir sur les deux oreilles au milieu de ces vertueux néophytes ! Nous nous couchâmes honteux et confus comme le corbeau de la fable, des soupçons outrageants que nous avions pu concevoir sur eux.

Époux chontaquiros.

Le lendemain en ouvrant les yeux, le chef de la commission péruvienne constata la disparition d’une ceinture de soie rouge, qu’il se rappelait parfaitement avoir suspendue la veille au-dessus de sa tête, et qu’on avait dû lui dérober pendant son sommeil. La perte de cet objet qui remplaçait avantageusement ses bretelles en caoutchouc, restées avec notre malheureux aumônier dans les eaux de Sintulini, cette perte l’affectait d’autant plus, qu’il ne pouvait désormais faire un pas, sans tenir à deux mains ses inexpressibles.

Presque en même temps que le capitaine de frégate nous dénonçait le vol de sa ceinture, l’Alferez constatait la soustraction de son mouchoir de cotonnade à carreaux et moi celle d’une paires de sacoches que j’avais savonnées dans les eaux de l’Apu-Paro et étendues pour les sécher sur le chaume de la toiture. Par prudence, nous nous tûmes sur les larcins dont nous avions été victimes. Réclamer ces objets eût été superflu ; se plaindre de leur soustraction eût été d’une haute imprudence. Nous n’étions pas en nombre, et la qualification de filous donnée à nos hôtes eût pu nous valoir une flèche au travers du corps ou sur la tête quelque coup de macana, cet assommoir d’Hercule en bois de palmier, dont les sauvages se servent volontiers contre leurs ennemis.

Au moment du départ, Jeronimo et ses acolytes qui, d’après l’engagement pris par eux à Bitiricaya, devaient nous conduire jusqu’au territoire des Conibos, manquèrent à l’appel. Nous fîmes plusieurs fois le tour de l’île, nous battîmes tous les buissons, nous fouillâmes l’une après l’autre les sept cahutes de la plage, nous allâmes jusqu’à soulever le couvercle des marmites et des grandes jarres, dans l’idée qu’à l’exemple des quarante voleurs d’Ali-Baba, nos déserteurs pourraient s’être cachés dedans. Nos hôtes nous aidèrent dans ces recherches, criant à pleins poumons et appelant Jeronimo d’un air de bonne foi dont nous fûmes dupes. Jeronimo et ses compagnons ne parurent plus. Comme nous renoncions à trouver quelque indice qui pût nous renseigner sur leur mode d’évasion, le chef de la commission péruvienne dont l’œil unique était doué d’une grande portée, aperçut sur la rive gauche de l’Apu-Paro, dans une anse pleine d’ombre, une pirogue amarrée à la berge. Ce simple fait nous parut assez concluant pour que nous ne cherchassions plus comment et par où nos rameurs avaient pu s’enfuir.

À l’aide de nouveaux couteaux, nous nous procurâmes sans peine de nouveaux rameurs. Nous les choisîmes à dessein parmi les plus âgés des Chontaquiros de Santa-Rosa qui baragouinaient quelques mots de quechua, d’espagnol et de portugais. Un vieillard de la troupe au visage tatoué d’étoiles bleues et dont les poignets étaient cercles de bracelets bordés de dents de singe, nous céda pour un couteau, dix hameçons et un mouchoir de cotonnade orange, une pirogue d’occasion