Page:Le Tour du monde - 10.djvu/136

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fendue sur le côté, mais convenablement calfatée avec un brai local, composé de cire vierge, de résine, de copal et de noir de fumée.

En nous voyant prêts à partir, hommes et femmes se rapprochèrent subitement de nous, et sous prétexte de nous faire leurs adieux, s’accrochèrent d’un air si singulier à nos ballots, que la peur nous prit et que nous ralliâmes lestement nos pirogues en donnant l’ordre à nos nouveaux rameurs de prendre le large. Les indigènes restés sur la plage, nous saluèrent alors de cris d’adieu qui ressemblaient à des huées. Quelques qualifications peu flatteuses, que les interprètes nous traduisirent, arrivèrent à notre oreille. Quant à nos rameurs, ils riaient sous cape des insultes que nous adressaient à distance leurs compagnons. Ainsi se terminèrent nos relations avec les futurs néophytes de la mission de Santa-Rosa, qui, malgré les bons sentiments dont ils se piquaient, n’étaient que des drôles grossiers et d’adroits voleurs à la tire.

Aspect des plaines du Sacrement.

Rien de particulier ne signala les premières heures de navigation avec nos recrues. J’eus plus de temps qu’il n’en fallait pour relever une à une les courbes multiples de la rivière et prendre note des singularités qu’elle pouvait offrir. Aux amas de pierres qui l’encombraient en deçà de la gorge de Tunkini, avaient succédé, comme on sait, des bancs de sable et de galets, puis des îlots arides, remplacés plus loin par d’autres îlots couverts de joncs, de roseaux, d’œnothères et d’alismacées. Maintenant c’était le tour des grandes îles dont le sol formé d’un compost d’ocre, de sable et de cailloux, engraissé par le détritus de la végétation et le limon fertilisant des eaux à chaque crue de la rivière, nourrissait avec de grands buissons de rhexias, de bignones, de mélastomes, des ingas à la pulpe cotonneuse, des cécropias ; des cédrèles, et des bombax aux feuilles trilobées. Ces îles clairsemées, avec leur sol presque au niveau de l’eau et leur végétation composée de masses de feuillage dont on n’apercevait ni le tronc ni les branches, ressemblaient de loin à de grosses bottes de verdure coupées et trempant dans la rivière.

Certaines d’entre elles offraient quelques espaces sablonneux où grouillait et s’agitait une étrange population d’ophidiens, de sauriens, de quadrupèdes amphibies. Ici des loutres pêchaient gravement assises sur leur train de derrière. Là des couleuvres s’enlaçaient aux branches d’un arbre sec tombé sur la plage. Plus loin, des caïmans symétriquement alignés, recevaient d’à plomb sur leur rugueuse armure, les rayons d’un soleil en état de cuire des œufs. Autour de ces gigantesques lézards, allaient et venaient, avec la plus complète insouciance, des spatules à la livrée mi-partie grise et noire, de blanches aigrettes, des hérons bruns et de splendides phénicoptères habillés de pourpre. Ces échassiers, ornement animé du paysage, formaient par la ténuité de leurs jambes, la