Page:Le Tour du monde - 10.djvu/146

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ces misérables insectes qui sont partout et ne sont nulle part, qui vous assaillent sans pitié, vous frappent sans relâche, trompent tous vos efforts, déjouent tous vos calculs, se rient de votre fureur comme de votre souffrance, et vous tenant haletant sous leur aiguillon, insultent encore à votre défaite par une ironique fanfare. Au seul souvenir de ce tourbillon d’aiguilles volantes, de ce simoun de flèches acérées et trempées dans un suc caustique, nous sentons un frisson courir le long de notre moelle épinière et nos cheveux se hérisser sur notre front.

Si l’Amérique avait été découverte au temps de Dante Alighieri et que le grand poëte eût pu expérimenter sur lui-même l’effet de la piqûre des moustiques, on aurait vu dans son enfer quelque misérable damné, écumant et grinçant des dents sous l’attaque de ces insectes.

Vingt-quatre heures de lutte avec ces diptères avaient allumé le sang du plus pacifique d’entre nous. Pendant le jour, grâce à la danse de Saint-Gui que nous avions exécutée, aux claques et aux coups de poing que nous nous étions appliqués sur toutes les parties du corps, nous avions pu tenir l’ennemi en échec et conserver la position ; mais la nuit !… oh ! la nuit !… Ici nous renonçons à peindre. Peu s’en fallut que nous ne devinssions enragés et que nous ne nous mordissions les uns les autres. Le lendemain de cette nuit fatale, nous semblions vieillis de trois mois. Partis à l’aurore, nous nous arrêtâmes au milieu du jour dans une habitation de Conibos appelée Tumbuya, où l’on nous vendit quelques poules. La surveille encore, nous nous fussions réjouis de cette acquisition et nous eussions affilé à l’avance, la branche de bois vert qui devait nous servir de broche ; mais depuis vingt-quatre heures, il y avait en nous quelque chose de plus véhément que le désir de manger de la poule rôtie, c’était de nous garantir de la piqûre des moustiques. Séance tenante nous avisâmes au moyen de fabriquer des moustiquaires, nos amis les Conibos ayant refusé de nous vendre les leurs[1]. Chacun fit l’inventaire des divers chiffons de sa garde-robe. Les bannes, les enveloppes de paquets, les serviettes, mouchoirs, cravates, tout ce qui présentait une surface de quelques pouces carrés, fut taillé, ajusté, cousu. Il fallait que chacun de nous se procurât un cadre d’étoffe de six pieds de long sur trois pieds de haut et trois pieds de large. Les riches de la troupe, — il s’en trouvait — firent aux pauvres, — il s’en trouvait aussi — l’aumône de quelques pieds carrés de cotonnade ; cette aumône que le maître céleste dut enregistrer immédiatement, leur sera comptée au jour du jugement final et rachètera bon nombre de leurs fautes. Nos cholos interprètes et les esclaves du comte de la Blanche-Épine, décousirent des pantalons et fendirent des bas de laine pour en arriver à parfaire la mesure exigée. La nuit où nous pûmes reposer sous l’œuvre de nos mains, entendant siffler à trois pouces de nos oreilles les hideux vampires avides de notre sang, cette nuit fut de celles qui marquent dans la vie d’un homme et dont chacun de nous a dû garder fidèlement le souvenir.

Habitation de Conibos, à Tumbuya.

À deux jours de voyage de Tumbuya, nous relevâmes toujours à notre gauche, une nouvelle habitation de Conibos entourée de bananiers si verdoyants, qu’il nous prit la fantaisie de la voir de près et de nous approvisionner en même temps de quelques régimes des fruits appétissants dont nous supposions la plante chargée. Nos rameurs, à qui nous fîmes part de ce désir, se mirent en devoir d’y satisfaire en ramant vers le point indiqué. Comme nous en approchions, une douzaine d’indigènes des deux sexes sortirent de l’ombre que projetaient les

  1. C’est à cette occasion que l’un de ces indigènes fit à notre demande la singulière réponse que nous avons donnée en note au début du voyage, et à propos du rapt et du meurtre commis par l’Antis Simuco, dans la quebrada de Conversiato.