Page:Le Tour du monde - 10.djvu/154

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chez les Chontaquiros, comme chez les Conibos, commençait à m’incommoder. La journée d’ailleurs avait été orageuse, — au figuré s’entend, car le temps était admirable. — De petites taquineries, de petites attaques, de petites ripostes entre les chefs des commissions-unies, à propos d’une banane ou d’un poisson offert à celui-ci par quelque néophyte et que réclamait celui-là, avaient surexcité mes nerfs et fait vibrer mon impatience au delà du diapason normal. Pour oublier momentanément les rêves de béatitude des aspirants chrétiens et les criailleries des chrétiens schismatiques, j’allai m’asseoir sur la plage en face du Pachitea, et j’aspirai avec délices le vent de barbarie qui venait de cette rivière habitée par les Cachibos mangeurs d’hommes[1]. Le soleil avait disparu ; les teintes enflammées du couchant se refroidissaient dans un ton orangé. Les croupes des forêts étaient d’un bleu roussâtre et comme sablé de poudre lumineuse par les derniers reflets de l’astre évanoui. L’eau de l’Ucayali avait la teinte de l’argent mat ; celle du Pachitea des tons d’or verdâtre. La pureté de l’atmosphère, la limpidité du ciel que ne tachait aucun nuage, l’immensité des lignes des horizons de droite et de gauche, donnaient à ce paysage un caractère de grandeur et de solennité, qui me réconcilia presque avec la mission de Santa-Rita ; je me sentis porté à excuser l’aridité du gîte en faveur de l’admirable spectacle dont on jouissait de son seuil. Pendant un moment, j’enviai le bonheur du moine inconnu qui, chaque soir, viendrait s’asseoir en cet endroit pour oublier l’homme et la terre, et comme Moïse sur l’Horeb, entrer en communication avec l’esprit de Dieu, qu’on sentait flotter dans cette vaste solitude.

Projet d’une mission chez les Conibos de Santa-Rita.

Le lendemain, sur les onze heures, nous quittâmes Santa-Rita du Pachitea, emportant un croquis de la mission future, et un bilboquet que nous avions acheté à deux sauvages quinquagénaires qui y jouaient à tour de rôle avec un imperturbable sérieux. Le manche de ce bilboquet en bois de palmier Chonta (Oreodoxa), et de la grosseur d’une baguette de fusil, était long de trente pouces, et affilé comme une lardoire. Sa boule était formée d’une tête de tortue de la grande espèce[2] dépouillée de sa chair, et soigneusement ratissée. Un fil tissé avec des folioles de palmier, l’attachait au manche. La règle du jeu de ce bilboquet conibo, comme il me fut donné d’en juger de visu, était diamétralement opposée à celle du bilboquet européen. Pour gagner la partie, il fallait manquer la boule un certain nombre de fois au lieu de la prendre. À ceux que la chose pourrait intéresser,

  1. Nous reviendrons en temps opportun sur cette tribu des Cachibos, ou mieux des Cacibos, autrefois nombreuse et redoutée de ses voisins, aujourd’hui réduite à une poignée d’hommes misérables pourchassés par les tribus voisines sous prétexte d’anthropophagie, et auxquels tout voyageur passant par là ne manque pas, sur la foi de la tradition, de jeter une pierre. Vae victis !
  2. Testudo Amasoniensis.