Page:Le Tour du monde - 10.djvu/155

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nous dirons que ce qui de prime-abord peut sembler facile, présente au contraire quelque difficulté, la tête boule étant percée d’une douzaine de cavités naturelles et le manche-lardoire se fourrant toujours dans quelqu’une.

À part les satanés moustiques qui ne nous laissaient ni repos ni trêve et menaçaient de nous dévorer vifs, notre navigation de l’Ucayali était maintenant la plus douce chose du monde ; aux tiraillements qui avaient signalé notre séjour de vingt-quatre heures à Santa-Rita, venait de succéder une paix profonde. Les deux chefs de l’expédition après avoir dégorgé de nouveau le trop-plein de leur cœur et s’être dit force paroles mortifiantes, s’étaient repliés sur eux-mêmes et se reposaient comme les volcans après une période d’activité. À leur exemple, j’étais rentré dans ma coquille, non pour me préparer comme eux à de nouveaux combats, mais pour m’égayer plus à l’aise sur certain arrangement que m’avait proposé l’aide-naturaliste et dont le résultat devait, selon lui, dépasser mes rêves les plus ambitieux et mes plus hautes espérances.

Cet arrangement, transaction diplomatique et commerciale, qu’au grand déplaisir du jeune homme, je ne pouvais me décider à prendre au sérieux, consistait à déposer aux pieds du chef de la commission française à titre d’hommage-lige, les dessins, cartes, plans, notes et documents que j’avais rassemblés ; puis, cette formalité remplie, à m’enrôler sous la bannière du noble personnage et à l’accompagner en France où son premier soin en arrivant, serait de faire orner la boutonnière de mon habit d’un liséré ponceau. Cette première faveur devait en amener une foule d’autres et les sinécures, les honneurs et les dignités, pleuvraient sur moi dru comme grêle. L’arrangement, comme on voit, était des plus simples, mais la façon dont il me fut proposé, était assez entortillée pour que la honte d’un refus, si je venais à refuser, retombât tout entière sur le naturaliste-secrétaire et laissât sain et sauf l’honneur de son patron. Ô diplomatie, ce sont là de tes coups ! pensai-je en écoutant le charmant jeune homme qui après avoir inutilement effeuillé sur moi toutes les fleurs de sa rhétorique, dut se retirer emportant l’éclat de rire final que je lui donnai pour réponse.

Embouchure de la rivière Pachitea.

À partir de ce moment les cartes furent brouillées entre l’apprenti diplomate et moi, et les façons de son maître et seigneur changèrent complétement à mon égard. Mais à dater de ce moment aussi, ma position vis-à-vis d’eux fut plus nettement dessinée que par le passé.

Sans me déclarer ouvertement Guelfe ou Gibelin, pour York ou Lancastre et arborer la rose blanche ou la rose rouge, je pris parti en secret pour le juste contre l’injuste, pour l’oppressé contre l’oppresseur, ce que jusqu’alors je m’étais soigneusement interdit. Peut-être mes actes extérieurs traduisirent-ils à mon insu quelque chose de ma pensée intime, car le chef de la commission française daigna m’honorer d’une froideur toute particulière. Adieu les sourires fondants qu’il m’adressait jadis à tout propos et les compliments élogieux qu’il me débitait d’une voix flûtée. Le noble Monsieur évitait ma rencontre avec autant de soin qu’il l’avait recherchée, et son regard chargé d’une couche de glace, congelait mon sang malgré 33° de chaleur, quand par hasard il s’arrêtait sur moi.

Au fond, comme son estime et son amitié ne m’avaient flatté que médiocrement, son indifférence me fut à peu près insensible. Mais l’étude de son idiosyncrasie, qui, pareille à certaines couches d’humus, reposait sur un tuf aride, m’intéressa toujours, et je n’eus garde d’interrompre la série de mes observations à l’égard de ses faits et gestes. Depuis notre sortie de Santa-Rita, l’illustre personnage semblait s’être fait une loi du