silence et la toilette de ses ongles l’occupait exclusivement. À le voir ainsi replié sur lui-même, on eût pu le croire calme, insensible et matériellement heureux ; mais le calme chez lui n’était qu’apparent. Une tempête grondait sourdement dans son âme et s’épanchait en flots amers sur les esclaves accroupis à ses pieds. Le tachydermiste n’était pas à l’abri de ses orages domestiques. D’aigres réprimandes et de vertes semences l’atteignirent plus d’une fois dans le trajet de Santa-Rita à Sarayacu. Mais l’aimable jeune homme se consolait de ces mécomptes en gonflant une de ses joues et frappant dessus quand son patron avait tourné le dos, ou en fredonnant le duo d’Indiana et Charlemagne qui était pour lui ce que le Tirely est pour les maisons-moussues, les renards et les pinsons, ces étudiants de la docte Allemagne, une façon de narguer la misère présente et d’attendre patiemment l’avenir.
Ces bourrasques que le chef de la commission française élevait de temps en temps autour de lui comme le turbulent Éole, servirent d’émonctoire à la bile qu’il sécrétait abondamment et détournèrent l’ictère dont il était menacé ; seule la sclérotique de ses yeux prit la nuance du safran qu’elle conserva jusqu’à Sarayacu.
Depuis que nous étions entrés dans les eaux calmes et qu’en touchant à Paruitcha, premier point habité par la nation Conibo, nous avions laissé pour toujours en arrière, les pierres, les écueils, les troncs d’arbres échoués et les canaux-rapides, l’existence nous semblait un long jour de fête ; si nous ne chantions pas comme les oiseaux en signe de sérénité et d’insouciance, notre félicité n’en était pas moins réelle. L’abondance de vivres eût suffi seule à nous tenir en joie. Dans les habitations de Conibos, nous trouvions chaque jour en échange d’aiguilles, d’hameçons et de grelots, des bananes, du manioc, du lamentin, du tapir, du singe et des tortues. Nos rameurs pêchaient de beaux poissons qu’ils nous abandonnaient, et le soir venu en abordant sur la plage déserte où nous devions passer la nuit, nous n’avions qu’à fouiller le sable pour en retirer des milliers d’œufs de tortue. Quelle antithèse entre cette chère-lie et le jeûne érémitique que nous avions observé durant seize jours chez les dignes Antis !
Le repas du soir achevé, nous faisions cercle autour d’un feu allumé sur la plage, non dans le but d’éloigner les moustiques, le moustique, comme le lézard de Buffon, est l’ami de l’homme et s’attache à ses pas, mais pour effrayer les jaguars et les crocodiles, animaux taciturnes et faméliques, qui vaguent dans la solitude à l’heure où tout dort ici-bas. Cette tertulia à laquelle le comte de la Blanche-Épine ne prit jamais part dans la crainte de se commettre avec des espèces, mais que nos rameurs Conibos égayaient volontiers de leur présence, était consacrée à la récapitulation des actes de la journée et au relevé topographique des lieux que nous verrions le lendemain. Les intermèdes en étaient remplis par quelques bourdes malignes de nos amis sauvages sur les nations voisines, ou par des réponses aux questions que nous leur adressions sur les us et coutumes de leur tribu. Quand l’heure du sommeil était venue, chacun déroulait sa moustiquaire et la suspendait à deux rames ou à deux roseaux fichés dans le sable. Jusque-là rien que de très-simple ; mais la difficulté, c’était de soulever les plis de ce cadre d’étoffe et de se blottir dans l’intérieur sans y introduire avec soi une légion de moustiques. Il nous semble philanthropique et tout à fait digne de nous, d’expliquer en passant de quelle façon s’exécute cette manœuvre.
La moustiquaire suspendue à deux pieux par ses deux traverses, et de manière à ce que la lisière de l’étoffe traînant sur le sol, n’offre aucun interstice par où puisse entrer l’ennemi, le voyageur muni d’une branche feuillue