Page:Le Tour du monde - 10.djvu/18

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donnent invariablement pour attribut au Temps ; une très-petite faucille, au manche très-court, dont la lame, en forme de croissant, est armée de dents fines et acérées leur suffit pour abattre leurs épaisses moissons. La peau de ces segadores reproduit exactement les différentes nuances du bronze, depuis la patine florentine jusqu’à la patine noire : une fois nous remarquâmes parmi eux un véritable nègre, dont la peau ne différait pas d’une manière sensible de celle de ses voisins.

Orihuela, qui a conservé son nom arabe, est une assez grande ville, séparée en deux par le Segura (notons en passant que les noms de fleuve sont toujours au masculin en espagnol). Le Segura est le plus grand cours d’eau de la province de Murcie, et malgré les nombreuses saignées qu’on lui fait subir pour les irrigations de la huerta, il a le rare privilége de n’être jamais à sec, même pendant les plus fortes chaleurs. Avec ses longues rues, ses nombreuses églises et ses maisons peintes au lait de chaux, la ville a un air de richesse et de propreté qu’on ne retrouve pas partout en Espagne ; les hauts palmiers, les énormes orangers qui ornent l’Alameda et quelques jardins particuliers, nous parurent d’une physionomie suffisamment orientale, même après notre séjour à Elche : quelques épaisses murailles, du ton le plus roussi, complétaient très-heureusement le tableau. Les Romains, les Goths et les Arabes ont tour à tour édifié et détruit ces vieux murs ; on nous eu fit remarquer une partie qui était l’enceinte de l’ancienne Orcelis des Goths, que le roi Théodemir défendit si ingénieusement contre les Arabes. Ce roi, dit un auteur arabe, ayant perdu la plus grande partie de ses troupes dans un grand combat, s’enferma dans Auriola, et ordonna aux femmes de prendre des habits de soldats ; pour compléter le déguisement, elles ramenèrent leurs cheveux sous le menton, de manière à figurer la barbe, et elles garnirent ainsi les tours et les murailles. Abdelazez, le chef des Arabes, voyant la place si bien défendue, accorda à Théodemir une capitulation honorable ; mais étonné ensuite de voir si peu d’hommes armés, il lui demanda ce qu’il avait fait de ses troupes. Théodemir lui raconta alors son stratagème, qu’Abdelazez, trouva fort ingénieux et admira beaucoup. Deux heures après notre départ d’Orihuela, nous quittions la province d’Alicante pour entrer dans celle de Murcie, qui formait autrefois un des petits royaumes arabes d’Espagne ; les environs de Murcie ne sont pas moins verdoyants, moins fertiles que ceux d’Orihuela : les Murciens ont la réputation d’excellents agriculteurs, et savent parfaitement se suffire avec les produits de leur sol, comme en témoignent deux vers que nous lûmes sur un de ces pliegos ou images populaires, que nous avions acheté sur la place du marché d’Orihuela, et qui représentait, avec leurs attributs, les habitants des différentes provinces d’Espagne : on voit un labrador murcien, armé de sa pioche, et on lit au-dessous :

 « Tiene el Murciano en su huerto
De su subsistencia el puerto. »

Un autre dicton populaire, tout en célébrant la fertilité du sol, n’est guère flatteur pour les Murciens : El cielo y suelo es bueno, el entresuelo malo, c’est-à-dire que le sol et le ciel sont bons, mais que les habitants ne valent rien ; il est certain qu’ils passent pour être vindicatifs et pour avoir conservé quelques traits du caractère arabe. Peut-être y a-t-il là de l’exagération ; mais une chose dont il nous fut facile de nous assurer, c’est qu’il n’y a pas de province d’Espagne qui ait conservé, extérieurement du moins et jusque dans les plus petits détails, autant de traces de traditions orientales. Ainsi les harnachements ou aparejos des mules ressemblent beaucoup à ceux qu’on voit au Maroc ; les guadamacileros, ouvriers qui travaillent le cuir, font toutes sortes d’ouvrages brodés en soie, tels que des cananas ou cartouchières, où l’on retrouve, avec très-peu de changements, les mêmes procédés et jusqu’aux mêmes dessins que dans ces grandes adargas vacaries ou boucliers de cuir à l’usage des Mores de Grenade, et dont on voit encore quelques-uns à l’Armeria real de Madrid. La physionomie même des habitants a quelque chose d’oriental ; ce qui s’explique du reste assez facilement. Au commencement du dix-septième siècle, les Moresques étaient encore en très-grand nombre dans la province de Murcie ; quand Philippe III ordonna leur expulsion, beaucoup de jeunes filles, ne pouvant se décider à quitter le sol natal, obtinrent la permission de rester dans le pays, à la condition d’épouser des Espagnols de vieille souche, ou Cristianos viejos, comme on les appelait.

Le costume des Murciens ne diffère que par certains détails de celui des Valenciens : ce sont les mêmes caleçons de toile blanche, mais beaucoup plus amples encore ; le gilet et la veste sont ornés de passementeries et d’agréments brodés sur velours, qui annoncent le voisinage de l’Andalousie ; le dernier genre, chez les paysans est de porter les jours de fête d’énormes boutons en filigrane d’argent, qui dépassent en grosseur tous ceux qu’on voit ailleurs, et atteignent quelquefois le volume d’une noix. Ces boutons coûtent jusqu’à six ou huit francs chaque, et nous avons vu des paysans qui en avaient jusqu’à quarante. Quant à la coiffure, elle mérite une mention particulière : outre le mouchoir roulé autour de la tête et s’élevant en pointe, on en voit très-souvent une autre, la montera ou bonnet de velours noir ; cette montera, suivant la manière dont on la place, ressemble quelquefois à une espèce de cône qui s’élève entre deux cornes, coiffure bizarre qui ressemble assez au bonnet des Chinois ; placée d’une autre façon, elle rappelle très-exactement le bonnet que portait Louis XI, et dont la forme est si connue. Cette mode, qui n’existe que dans la province, vient évidemment du moyen âge. Comme à Valence, on porte sur l’épaule la mante de laine rayée ; on en fabrique à Murcie qui ont une certaine réputation. Nous en remarquâmes aussi d’un autre genre : celles-ci sont moins larges, beaucoup plus longues, et leur dessin est formé de carreaux gris, comme les plaids écossais.

Quant aux femmes, dont la beauté nous parut très-digne d’être remarquée, leur costume se rapproche beau-