Page:Le Tour du monde - 10.djvu/183

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sensibles amants de la belle nature, comme on disait encore au commencement de ce siècle. Le matin surtout avait des harmonies à nulle autre pareilles ; à peine le jour avait-il paru, que les vapeurs nocturnes amoncelées sur les rivages se déchiraient par lambeaux, flottaient un moment accrochées aux branches des arbres et disparaissaient emportées par la brise. Mille bruits charmants, éclatant alors dans les bois comme une fanfare, saluaient le réveil de l’astre lumineux. La rivière Ucayali, encaissée entre deux rangées de sombres verdures, roulait dans un silence magnifique ses ondes d’un ton d’ocre pâle, dont l’immobilité contrastait avec le mouvement des feuillages, des oiseaux et des quadrupèdes. Le soleil en montant, blondissait leur masse et mettait une aigrette lumineuse à la cime de chaque flot. Une légion d’êtres cachés pendant la nuit dans les profondeurs de l’immense cours d’eau, et que le jour faisait monter à sa surface, venaient mêler leurs formes étranges aux lignes calmes ou accidentées du paysage et ajouter à sa grandeur un caractère de puissante originalité. Les caïmans rayaient d’obliques sillons le sable des plages ; les lamantins, tapis dans les roseaux, allongeaient timidement leur mufle informe pour humer l’atmosphère, saisir une tige de sara-sara (pseudo-maïs), et rentrer aussitôt dans leur domaine liquide avec cette double provision d’air respirable et d’aliments. Dans les baies solitaires, à l’abri du vent et du sillage des pirogues, les dauphins, rejetant l’eau par leurs évents, faisaient miroiter leur cuir lisse et couleur de zinc, nageaient par quatre de front, comme les chevaux d’un quadrige, ou exécutaient de folâtres culbutes. Le long du bord, sur des troncs d’arbres renversés, pêchaient de conserve des jaguars, des loutres, des hérons blancs ou gris, des jabirus et des phénicoptères. Dans le voisinage de ces animaux, trottait menu le cultrirostre, appelé paon des roses (ardea helias), avec son allure de perdrix, sa tête mignonne, son col mince, ses jambes frêles, sa chape de couleur modeste, mais plus richement ocellée que les ailes des sphinx, ce gracieux oiseau l’emportait sur les plus brillants de ses congénères : sur les couroucous, vêtus de vert d’or et de carmin ; sur les cotingas aux couleurs changeantes ; sur les orioles et les toucans ; les perroquets et les perruches, et sur le grand martin-pêcheur au dos azuré, aux ailes blanches frangées de noir, qu’on voyait raser la berge et happer en passant quelque jeune païsi[1] échappé de la nageoire maternelle.

Ces lieux charmants où l’églogue et l’idylle régnaient en souveraines, étaient souvent témoins de petits cataclysmes, qui, chaque fois qu’ils se produisaient sous nos yeux, nous occasionnaient un tressaillement voisin de la peur. Ces cataclysmes ou ce qu’il vous plaira, c’était l’écroulement brusque et retentissant dans la rivière, d’une partie des berges. Ces terrains, composés de sable et de détritus végétal, sourdement minés par le flot, se détachaient tout à coup de la terre ferme sur une longueur d’un ou deux kilomètres, entraînant les arbres qu’ils avaient nourris et les faisceaux de lianes pareilles à des câbles, qui liaient entre eux ces colosses. Ces éboulements qu’on entendait souvent à trois lieues de distance, ressemblaient a de sourdes décharges d’artillerie.

Un épisode singulier qui pouvait tourner au tragique et me valoir l’honneur d’être décousu comme le beau chasseur aimé de Cypris, signala une de mes journées de voyage. C’était entre les rivières Tallaria et Ruapuya, affluents de droite de l’Ucayali (je ne saurais préciser autrement le lieu de la scène) ; il était trois heures de l’après-midi. Nos compagnons avaient sur moi une avance d’un quart de lieue. Ma pirogue, montée par trois Conibos, suivait le fil de l’eau en rasant la berge pour avoir un peu d’ombre. Les rameurs au repos échangeaient de loin en loin quelques paroles qu’ils ponctuaient d’une écuellée de mazato. Le pilote manœuvrait seul. Tout à coup notre oreille fut frappée par un bruit sourd comme celui que pourraient produire cent pioches excavant à la fois le sol. Ce bruit que les Indiens écoutèrent avec une attention profonde, semblait sortir de la forêt dont nous côtoyions la lisière. Las de prêter l’oreille sans rien comprendre, j’allais demander à un des rameurs ce que nous écoutions ainsi, quand, devinant mon intention, il m’imposa silence par un geste brusque. Après quelques minutes d’audition de ce bruit qui m’intriguait fort, mais dont les Conibos avaient reconnu la nature, ils se consultèrent du regard et s’étant mis à ramer vigoureusement, se rapprochèrent du rivage. Comme nous abordions, ils se dépouillèrent de leur sac, prirent leurs arcs et leurs flèches, et nus comme des vers, sautèrent en terre et s’enfoncèrent dans la forêt. Je restai seul à garder la pirogue.

Un certain temps s’écoula. Ennuyé d’attendre mes rameurs et harcelé d’ailleurs par les moustiques, j’amarrai l’embarcation à une branche et débarquant à mon tour, j’entrai dans le fourré. Un profond silence y régnait. Je m’assis sur un tronc renversé et comme

  1. C’est le pira-rocou ou poisson-rocou des Brésiliens, et le vastus gigas ou le maïus osteoglossum des ichtyologistes. Ce poisson, de la taille d’un esturgeon, est cuirassé de magnifiques écailles de six centimètres carrés, d’une couleur carmin vif bordé de cobalt. Il abonde dans les affluents et les lacs du Haut-Amazone. C’est l’individu que les Péruviens et les Brésiliens de ces contrées recherchent de préférence à d’autres, pour en saler la chair qui a quelque analogie avec celle de la morue. Avec la grande consommation que font de ce poisson frais les Missions de l’Ucayali et les villages de l’Amazone, ils en expédient chaque année, à l’état de salaison, des quantités considérables dans les provinces voisines et jusqu’au Para. Les Cocamas sont, de tous les indigènes de notre connaissance, ceux qui se montrent le plus friands de pira-rocou, poisson dédaigné par les Conibos qui l’appellent huamué peu connu des Chontaquiros et tout à fait ignoré des Antis, dont il n’habite pas les rivières trop froides. La trouvaille, sur une plage de l’Ucayali, d’écailles et d’arêtes de païsi, suffit aux tribus riveraines pour leur dénoncer le passage d’une famille ou d’une troupe de Cocamas. Ce poisson est le seul que nous ayons vu dans les rivières de cette Amérique, nager entre deux eaux en compagnie de sa progéniture. Il n’est pas rare de voir, dans les baies calmes et solitaires, une énorme femelle de païsi escortée de ses petits au milieu desquels elle a l’air d’un vaisseau à trois ponts entouré de chaloupes. Les jeunes païsis, longs de douze à quinze pouces et encore sans écailles, sont d’un brun d’anguille foncé sur le dos. Cette couleur se dégrade en descendant vers les flancs et s’éteint près du ventre, dont le dessous est d’un blanc jaunâtre.