Page:Le Tour du monde - 10.djvu/184

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j’avais pris mon album, dans l’espoir d’utiliser une de ses pages, apercevant devant moi un de ces jolis palmiers du genre Bactris, pourvu de son régime de drupes mi-parti noir et orange, j’entrepris de les dessiner. Pendant que je m’absorbais dans mon œuvre, la terre tremblait sous mes pieds. Un volcan semblait y mugir. D’un bond je me levai. Les secousses du sol devenaient de plus en plus violentes. Les oscillations paraissaient se diriger du sud au nord. Quant au bruit, c’était comme le galop lointain d’un escadron de cavalerie. Tout à coup, et comme mes regards interrogeaient avec anxiété l’ombre du taillis une troupe, ou plutôt une armée de pecaris, ces sangliers américains, débouchèrent comme la foudre à vingt pas de moi. Je cherchai de l’œil un coin pour m’y tapir, un arbre pour y grimper et n’apercevant à ma portée que des lianes pendantes, je les saisis et m’enlevai à la force des poignets comme un professeur de voltige. Le formidable troupeau passa ventre à terre, laissant après lui une odeur infecte. Je ne ses jamais quel effet j’avais pu produire sur les sangliers, ainsi suspendu par les mains et vêtu d’une robe rouge, mais au bouleversement de mes facultés, je jugeai que ces animaux m’avaient fait une peur atroce.

Les pecaris.

Derrière le bataillon des vétérans qui arrosaient l’herbe de gouttes pourpres, se pressait une escouade de marcassins. Ces bestioles, le groin au vent et la queue en tire-bouchon, galopant sur les traces des grands parents avec un empressement extraordinaire, avaient quelque chose de si grotesque, qu’en toute autre occasion je n’eusse pas manqué d’en rire ; mais ma situation m’en empêcha. Les Conibos, hurlant, jurant, riant, couraient après ces marcassins et les serraient de si près, qu’ils réussirent à mettre la main sur deux traînards. Toute cette scène avait duré cinq minutes. J’eus enfin la mot de l’énigme. Le bruit sourd que nous avions entendu, était causé par ces pecaris qui fouillaient la terre à l’entour d’un arbre pour déchausser ses racines et s’en repaître ; leur groin et leurs défenses faisaient l’office du pic et de la bêche. Les Conibos avaient interrompu à coups de flèches cette besogne de mineur. Quelques animaux avaient été blessés mortellement peut-être, mais aucun d’eux n’était reste sur le carreau.

Notre pirogue rentra dans le lit du courant. Les Conibos s’escrimant de la rame pour regagner le temps perdu, atteignirent après une heure d’un violent exercice leurs compagnons à qui ils racontèrent leurs prouesses. Les jeunes pécaris, dépouilles opimes du combat, figurèrent le soir même dans un auto-da-fé, à l’issue duquel on nous les servit parfaitement rôtis sur un plat de feuilles.