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Deux grands bambous sont arc-boutés d’un côté dans les empierrements, à droite et à gauche de la rivière ; leurs extrémités opposées sont ramenées l’une vers l’autre et solidement liés entre elles. Des fermes sont adaptées à ces câbles de bois et supportent le tablier du pont, sur lequel passent sans cesse des groupes de cultivateurs. Un homme fait à peine osciller ce frêle assemblage, il faut la marche de plusieurs personnes pour que les secousses soient sensibles. Je ne doute pas qu’en doublant ou en triplant les bambous qui font câbles, on n’arrive à construire sur ce modèle des ponts capables de supporter le passage d’une voiture.

Les costumes des indigènes sont généralement semblables à ceux que j’ai vus à Batavia, seulement les chapeaux en forme de bouclier atteignent ici des proportions démesurées ; j’en vois un si prodigieux dans la cabane d’un Javanais que je désire en faire l’acquisition.

Multipliant dans l’intérieur d’une forêt de Java. — Dessin de M. de Molins.

« Veux-tu me vendre ton chapeau ? lui dis-je.

— Non, monsieur.

— Pourquoi non ?

— Parce que j’en ai besoin pour moi.

— Où pourrais-je en faire fabriquer un comme celui-là ?

— Je ne sais pas.

— Mais tu dois cependant savoir où demeure celui qui te l’a fait ?

— Oui.

— Eh bien, où est-il ?

— Il est mort. »

Selon mon indigène, une fois le fabricant mort, on ne devait plus pouvoir se procurer un chapeau pareil au sien ; si ce n’était pas par stupidité que cet homme répondait ainsi, mais bien par entêtement. C’est en effet l’habitude des Javanais, quand ils ne veulent pas dire ou faire quelque chose, de vous répondre la première niaiserie qui leur passe par l’esprit et de ne vouloir pas en démordre. Cette singulière obstination ne provient pas chez eux, comme chez quelques-uns de nos paysans d’Europe, de je ne sais quelle méfiance ridicule : elle prend plutôt naissance dans un sentiment mal raisonné de leur indignité, et c’est sans doute dans ces futilités qu’ils peuvent exercer ce libre arbitre dont on les prive dans toutes les circonstances plus importantes de leur vie.

Je veux citer un autre exemple de ce côté de leur caractère.

Le cuisinier que j’avais à Batavia, excellent serviteur du reste, avait coutume de boire le bouillon que je faisais faire et que je désirais conserver froid ; il me disait que le bouillon avait tourné, qu’il n’était plus mangeable.

« Apporte-le-moi.

— Monsieur, je l’ai jeté. »

Je lui recommandais de ne plus le faire ; il me le promettait sur Allah et sur le Koran, et le lendemain, me répondait la même phrase, avec cette seule variante qu’après mes reproches amers, il ajoutait invariablement ces deux mots :

« Souda-loupa. (Je l’ai oublié.) »

de Molins.

(La fin à la prochaine livraison.)