Page:Le Tour du monde - 10.djvu/279

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pensant que le bonhomme s’en irait après mon départ. Point du tout ! Une demi-heure se passe, puis une heure, et la musique va toujours son train. Je reviens sur ma porte et j’engage poliment le virtuose à s’en aller. Il proteste et continue. Une autre heure se passe ; ce bruit mat, court, enroué, commence à me porter sur les nerfs ; cette fois-ci, je congédie formellement l’artiste. Mais il refuse net de s’en aller, et me répond que je lui ai payé vingt-cinq heures de travail et qu’il me les donnera.

Mais ce fait n’avait rien d’extraordinaire et j’aurais dû le prévoir ; car, durant mon séjour dans l’île de Java, j’avais été témoin, en plusieurs circonstances, de la passion des indigènes pour tous les divertissements, et de la force physique que déployaient artistes et spectateurs pendant des représentations de vingt-quatre ou trente heures consécutives. M. Grenier ayant un jour payé les marionnettes et les danseurs à ses domestiques, ceux-ci, après une journée de travail, passèrent debout une nuit entière, se refusant le repos plutôt que de renoncer à un seul incident du spectacle qui leur était offert.

Quant à mon Toekan-Thialong, quand je fus parvenu à lui faire comprendre que Je lui faisais grâce des vingt-trois heures de travail qu’il me devait encore, il s’éloigna très-offensé du mépris que je semblais faire de son talent.

Toekan Thialong. — Dessin de M. de Molins.

Le jour même où m’était arrivée mon aventure avec le musicien ne devait pas finir sans, m’apporter une des plus violentes émotions que j’aie ressenties pendant mon séjour à Java.

Il était une heure du matin ; je venais de me coucher, et à peine avais-je fini de border mon moustiquaire tout autour de mon lit, que je sentis mon matelas se soulever brusquement à trois ou quatre reprises. Les sinistres événements de Banjer-Massin, sur la côte de Bornéo où tous les Européens avaient été massacrés naguère, et certaine histoire d’une frégate de guerre prise à l’abordage par les indigènes, nouvelles que m’avait récemment racontées un Indien dont j’avais gagné la confiance, me revinrent aussitôt en mémoire. Je me crus au moment d’une Saint-Barthélemy de blancs, et, sautant hors de mon lit, je regardai immédiatement dessous, certain déjà d’y voir briller dans l’obscurité les yeux de mon assassin.

Il n’y avait personne.

J’ouvris mes volets, et, au moment où j’allais m’accouder sur l’appui de ma fenêtre, je reçus dans la poitrine deux nouvelles secousses violentes. Au même instant, buffles, chevaux, poules, canards, chiens et moutons poussèrent des cris d’effroi, et, par contre, toutes les bêtes qui chantent pendant la nuit, se turent tout à coup.

C’était un tremblement de terre. Le bruit souterrain, semblable à celui d’un ouragan éloigné, et les frémissements du sol qui continuaient à se faire sentir ne me le disaient que trop clairement. Je sortis de mon pavillon, en proie à la plus grande terreur, et craignant que la maison en s’écroulant ne m’ensevelît et ne m’écrasât sons ses débris ; à peine dehors, je ressentis une troisième secousse plus forte que les deux autres.

Tous les Indiens étaient sortis de leurs cabanes.

« La terre a tremblé ! me dit l’un d’eux, pâle de terreur.

— Je l’ai senti, répondis-je peu rassuré. Tremble-t-elle souvent ainsi ?

— Non, monsieur, et fort heureusement : car si elle eût tremblé plus fort, nous aurions vu les maisons tomber. »

En effet les secousses avaient été verticales et semblaient partir immédiatement de dessous nos pieds. La lampe suspendue dans mon pavillon n’oscillait presque pas, mais, en revanche, les branches des cocotiers plantés devant mes fenêtres semblaient agitées par un vent tombant du ciel sur elles.

J’ai gardé de ce tremblement de terre un pénible souvenir, et j’avoue franchement que c’est la chose du monde qui m’a le plus effrayé. La pensée qu’on est à la merci d’un fléau contre lequel il n’est pas d’abri, cause une affreuse angoisse et le raisonnement ne fait qu’augmenter le premier effroi.

Le lendemain matin, j’allai me promener au marché, le rendez-vous des indigènes des environs. Dans les groupes qui stationnaient partout et autour du bali-bali, qui constitue le plus grand restaurant que j’aie vu à Java, il n’était question que du tremblement de terre de la nuit précédente. J’appris que les secousses avaient été ressenties à plusieurs lieues à la ronde et qu’elles avaient été plus fortes près des montagnes du Pangrangoh que dans les environs de Boghor, ce qui me fit supposer avec quelque raison qu’elles partaient du Guenhung-Ghédé, volcan en pleine activité.

Quelques jours après cette alerte, M. Abels vint me voir et me fit présent d’une sarbacane indigène, accompagnée de ses flèches. Cette arme est un long tube de deux mètres et demi de long sur deux centimètres et demi de diamètre, orné de distance en distance de ces merveilleux ouvrages en écorce de roting dont nos plus habiles passementiers, employant leurs meilleurs cordonnets, ne sauraient imiter ni la finesse ni l’élégance. La flèche,