Page:Le Tour du monde - 10.djvu/280

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longue de quarante centimètres environ, est renforcée vers la pointe et garnie à sa partie inférieure d’une sorte de quenouille en coton brut, destinée à intercepter tout passage d’air qui pourrait nuire à la propulsion du projectile : la pointe est tantôt coupée carrément ; elle est destinée en ce cas à étourdir les oiseaux qu’on veut prendre vivants ; tantôt elle est effilée, et rendue excessivement dure par le fil du bambou. M. Abels me montra l’usage de cette arme. On introduit d’abord dans la sarbacane la flèche tout entière ; on vise ensuite et avec beaucoup de facilité, eu égard à la position de l’arme, qui, appuyée au centre de la bouche, se trouve dans la direction du regard des deux yeux ; on souffle alors vigoureusement en fermant aussitôt l’orifice du tube avec la langue, et la flèche, dont la portée est fort longue, va exactement au but. J’en voulus faire l’expérience à mon tour, et comme nous nous trouvions sous la galerie de l’hôtel de M. Grenier, en face d’une vaste cour peuplée de poules, je visai une de ces malheureuses volailles, ne doutant pas de la manquer. Malgré les avertissements de notre hôte, qui me prédisait que j’allais faire quelque malheur, je soufflai avec force dans ma sarbacane, et la flèche, aussi rapide et sûre que celle de Guillaume Tell, vola vers l’animal infortuné et le traversa de part en part. La poule, mortellement atteinte, fut achevée pour le repas du soir, et quoiqu’elle fût fort tendre, j’ai encore et j’aurai toujours sur la conscience ce meurtre presque involontaire.

Les indigènes ont encore d’autres armes très-ingénieuses et très-primitives, destinées à la chasse des petits oiseaux, pour laquelle ils ont un goût très-prononcé.

Le grand restaurant, à Boghor. — Dessin de M. de Molins.

Les princes javanais se livrent au plaisir de la chasse sur une plus grande échelle. Ils aiment à courre le cerf, rarement avec des chiens qui seraient piqués par les reptiles, déchirés par les plantes, et qui d’ailleurs ne supportent pas le climat ; mais à cheval, en cherchant à détourner et à tromper l’animal. Une fois qu’il est fatigué, les cavaliers s’approchent, et, s’armant d’un roting garni de plong à l’un de ses bouts, et à l’autre d’une forte poignée de cuir destinée à le bien assujettir dans la main, ils assomment la pauvre bête. Cette chasse, aussi difficile que barbare, est exclusivement réservée aux très-grands personnages de Java.

Quant au seigneur tigre, j’ai déjà dit la profonde terreur qu’il inspire aux indigènes ; aussi sont-ils bien peu nombreux les hommes intrépides qui osent s’aventurer seuls, la nuit et avec des intentions hostiles, dans les formidables repaires où, comme l’a dit un poëte :

…Le tigre royal, fier habitant des jungles,
Se roule sur le dos et dilate ses ongles.

Il y a cependant à Java des chasseurs de bêtes féroces qui s’attaquent au tigre de différentes manières connues en Europe. Mais la manière de prendre un tigre vivant est plus ignorée et mérite une mention spéciale.

Quand on a reconnu les parages où l’animal fait habituellement ses promenades nocturnes, on y choisit une petite éclaircie de terrain cachée par des buissons. On creuse alors une fosse de trois mètres carrés de surface sur quatre à cinq mètres de profondeur environ, et on y jette un animal vivant, un chien ou une chèvre par exemple : on recouvre le tout d’un mince treillage de lattes légères sur lequel on simule, avec autant de perfection que possible, un terrain vierge. À la tombée de la nuit, les chasseurs se retirent aux environs et guettent en silence, certains que tant qu’ils entendront crier l’appât il n’y aura point de tigre pris. Cependant la bête fauve, attirée d’abord par les cris, et ensuite alléchée par l’odeur, s’approche de son pas silencieux et allongé, flaire et fouille dans les buissons, cherchant le meilleur endroit pour s’élancer sur la place où elle pense que se trouve