Page:Le Tour du monde - 10.djvu/285

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ensemble de paysage si vaste, si imposant, ils me firent l’effet de jouets d’enfants, et nous résolûmes de les examiner de plus près, après nous être reposés de cette première étape.

À un détour de la route, nous vîmes à quelque distance trois indigènes à cheval qui venaient à notre rencontre. À portée de la voix, les trois cavaliers ôtèrent leurs vastes chapeaux ; à quelques pas plus près de nous, ils mirent pied à terre et conduisirent leurs montures par la bride, et, au moment où nous les rejoignions, se prosternèrent devant nous, la face contre terre.

Stupéfait et indigné tout à la fois, je saute à bas de mon cheval, je m’avance vers ces hommes et je prends sur le sol la même posture qu’eux. Nos coolies s’arrêtent comme pétrifiés, et l’un des hommes prosternés, ayant soulevé la tête, me laisse voir la plus étonnée des physionomies.

« Pourquoi te mets-tu ainsi à genoux devant moi ? lui dis-je.

— Mais, monsieur… mais… c’est l’habitude…

— C’est une mauvaise habitude ; car tu es un homme comme moi, et l’on ne doit se prosterner que devant Dieu.

— Mais, monsieur…

— Il n’y a pas de mais. Relève-toi, ainsi que tes compagnons, et approchez-vous sans crainte. »

Ils obéirent, et alors je leur fis les sélams en usage aux Indes, leur souhaitant heureux voyage, grandes richesses et prompt retour.

« Slahmatt djïalan, lantass kahia, lantass poëlang. »

Ils s’éloignèrent, et je les entendis dire entre eux :

« Bien certainement, ce monsieur n’est pas Hollandais. »

Mais, hélas ! en réfléchissant à cette aventure, je compris qu’en me laissant emporter par un sentiment de justice et d’humanité, j’avais manqué de prudence. En effet qui sait si ces pauvres gens se seront prosternés, après la leçon que je venais de leur donner, devant le premier Hollandais qu’ils auront rencontré sur leur chemin, et si ce dernier ne les aura pas fait battre sans pitié, à moins qu’il ne se soit lui-même acquitté de ce soin ?

Sur le bord de la route, j’eus l’occasion de faire le dessin de ces belles voitures à roues pleines en usage dans toute l’île : je note ce fait en me rappelant qu’un Indien, qui me voyait faire mon croquis, me dit avec une naïveté charmante et en faisant allusion à une antique superstition indigène.

« Bien certainement, dans une vie précédente, monsieur a dû être fabricant de voitures. »

Voitures de charge, à Java. — Dessin de M. de Molins.

Enfin, vers deux heures de l’après-midi et après douze heures de cheval, nous arrivâmes, exténués de fatigue, à notre première étape, où l’excellent docteur Ploëm nous reçut avec une charmante cordialité.

Nous passâmes une intéressante soirée. M. Ploëm nous raconta sur le pays mille choses curieuses. Ce savant, qui est en même temps un aimable homme, s’est imposé la tâche d’étudier les volcans de Java ; il a longtemps habité les régions de l’île où ils sont en plus grand nombre. Pendant une des plus terribles éruptions du Merapi, volcan qui, l’hiver dernier, a causé la mort de plus de trente mille personnes, le docteur Ploëm monta sur le sommet du cratère embrasé, d’où s’échappaient, avec des torrents de flammes et de lave en fusion, de telles émanations que les Indiens qui l’accompagnaient, à demi suffoqués par la chaleur, la fumée et les gaz délétères, refusèrent d’aller plus loin et abandonnèrent l’intrépide savant qui continua à gravir, malgré les plus atroces souffrances, les flancs frémissants de la montagne.

M. Ploëm fit dans cette dangereuse ascension des observations scientifiques du plus haut intérêt ; il vit de ses propres yeux les phénomènes les plus étranges et