Page:Le Tour du monde - 10.djvu/30

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un passage en renversant tout sur son cours, qui, malheureusement prit la direction de Lorca : la partie basse de la ville, celle qui avoisine la puerta de san Ginès, et le faubourg de San-Cristobal presque tout entier, furent détruits de fond en comble ; non-seulement les édifices publics et les habitations des particuliers furent enlevés par la force des eaux, mais plus de six mille personnes, et un nombre très-considérable d’animaux domestiques, qu’on estime à vingt-quatre mille, périrent dans la catastrophe : on prétend que le dommage s’éleva à la somme de deux cents millions de réaux, c’est-à-dire plus de cinquante millions de notre monnaie. Suivant la tradition, Lenurda, l’auteur involontaire de la catastrophe, en fut une des premières victimes ; on prétend même qu’à la vue de tout le mal qu’il avait causé, il se donna volontairement la mort en se précipitant dans le torrent. Le souvenir de cette horrible inondation toujours vivant à Lorca, se perpétuera, bien longtemps encore dans le pays, et malgré le temps qui s’est écoulé, malgré toutes les réparations qu’on a faites, les traces du malheur sont encore visibles aujourd’hui.

Comme nous étions impatients de nous rendre à Grenade, nous nous mîmes, après quelques instants de repos dans la posada de San-Vicente, à parcourir la ville pour nous mettre en quête d’un véhicule : il était une heure après midi, et il faisait une chaleur vraiment tropicale ; après beaucoup de tours et de détours, il nous fut impossible de trouver une boutique ouverte ; on eût dit que tous les habitants avaient déserté leur ville : c’était l’heure du feu, l’heure du fuego, comme on dit en Andalousie, et à ce moment-là, chacun s’enferme chez soi pour faire la sieste, la vie est comme suspendue et les villes sont aussi désertes qu’au milieu de la nuit. Nous finîmes cependant par trouver un habitant éveillé, qui nous apprit qu’il y avait une galère qui partait quelquefois pour Grenade pendant la belle saison, et qu’elle mettait sept jours pour faire les quarante lieues qui séparent Lorca de Grenade. Nous avions suffisamment usé de la galère, et nous voulions absolument un véhicule un peu moins barbare : nous finîmes par trouver l’adresse d’un cosario, espèce de loueur de chevaux et de voitures ; le mozo nous dit que nous trouverions parfaitement notre affaire, mais qu’il fallait attendre deux heures, car le maître, l’amo, faisait la sieste, et il ne voulait pas prendre sur lui de le réveiller. À quatre heures, l’amo ayant daigné se réveiller, nous lui exposâmes notre demande, et il fut convenu qu’il nous ferait conduire jusqu’à Grenade en tartane accélérée, c’est-à-dire en cinq jours, moyennant la somme relativement modique de six duros, environ trente-deux francs par tête, se réservant de nous adjoindre un voyageur en route, le cas échéant.

Notre tartane ressemblait de tout point à celle de Valence : la toiture se composait de cerceaux supportant une toile, les bancs étaient dans le sens de la longueur du véhicule, auquel on montait par une espèce de marchepied en forme de cerceau placé a l’arrière : le cocher se tenait assis sur le brancard de gauche, et il va sans dire que la caisse n’était aucunement suspendue. Notre calesero s’appelait Paquito, et paraissait se douter fort peu que son nom sentait la romance et l’opéra-comique ; c’était un jeune homme, Grenadin de naissance, et il portait avec beaucoup de crânerie le costume de calesero andalous. Il paraissait avoir une très-vive amitié pour ses deux machos, deux mulets superbes, au poil noir et luisant, dont l’un s’appelait comisario, et l’autre bandolero, c’est-à-dire le commissaire et le brigand : il était fier de les avoir baptisés de la sorte, et dans les discours qu’il leur adressait constamment, il faisait souvent allusion à la situation comique de deux êtres ennemis par nature, et condamnés cependant à marcher toujours unis.

Avant de nous mettre en route nous avions soin de remplir de vivres les deux côtés de nos alforjas, et nos botas de cuir, gonflées par le vin, devaient nous mettre à l’abri de la soif.

Ces précautions n’étaient pas de trop, car la route que nous allions parcourir est une des plus mal famées de l’Espagne, tant sous le rapport de la sécurité que sous celui des ressources matérielles.

À peine sortis de Lorca, nous cheminâmes dans le lit du Sangonera, qui se trouvait parfaitement à sec ; comme beaucoup de rivières d’Espagne, il remplaçait pendant la belle saison la route ordinaire, abandonnée comme trop poudreuse. Nous arrivâmes ainsi sans encombre, et toujours suivant le lit de la rivière, jusqu’à Velez-Rubio, petite ville de la province d’Almeria, que son surnom de rouge sert à distinguer de Velez-Blanco, située sur une hauteur, à une lieue environ ; Velez-Rubio, située au milieu d’une contrée fertile, nous parut être habitée en grande partie par des agriculteurs ; on cultive dans les environs beaucoup de maïs, dont on fait un pain jaune et épais, semblable à celui qu’on mange dans quelques parties du royaume de Naples. Au sortir de la ville se trouve une fontaine ferrugineuse, fort renommée dans le pays, et qu’on appelle, nous ne savons pourquoi, la fontaine du Chat, — la fuente del gato.

Notre tartane s’était arrêtée devant un grand édifice d’aspect presque monumental : c’était la posada del Rosario, l’auberge du Chapelet, construite au siècle dernier par le duc d’Albe, qui possédait une grande partie du pays. À l’intérieur il ne manquait que des meubles ; à part cela, c’était une auberge superbe.

Peu de temps avant notre départ, notre calesero nous apprit qu’il nous avait trouvé un compagnon de voyage : quelque temps après nous vîmes arriver un monsieur chargé de mantes, d’alforjas, de botas pleines de vin ; ses parents qui l’accompagnaient, portaient en outre deux oreillers bien rembourrés, et au bout d’un instant le tout fut installé dans l’intérieur de la tartane. Notre nouveau compagnon de route, après les salutations d’usage, nous apprit qu’il était avocat à Velez-Rubio, et qu’il se rendait à Grenade pour un procès : au bout de quelques instants, nous fûmes les meilleurs amis du monde, et tout fut en commun entre nous, les mantes, les provisions, et jusqu’aux oreillers ; ce dernier dé-