tail ne nous étonna que fort peu, car nous savions par expérience que ceux qui voyagent en galère emportent même des matelas, précaution fort utile pour se préserver des cahots de la route.
En quittant Velez-Rubio, nous parcourûmes un relais qu’on appelle la legua del fraile, — la lieue du moine ; cette lieue, qui conduit jusqu’au village de Chirivel, peut bien compter pour deux, car elle a au moins huit ou dix kilomètres ; on nous fit remarquer à peu de distance de la route deux rochers auxquels leur forme singulière a fait donner le nom du fraile et de la monja, — le moine et la religieuse. La contrée qui produit du lin en grande quantité, est parfaitement arrosée, et devient plus accidentée à mesure qu’on avance. Après une assez longue montée, nous arrivâmes à un sommet qu’on appelle las vertientes, par ce que de là les eaux se déversent à l’ouest vers l’Andalousie, et à l’est vers le royaume de Murcie ; bientôt nous quittâmes la province d’Almeria pour entrer dans le royaume de Grenade.
Cullar de Baza est le premier endroit que nous traversâmes, et cette petite ville est bien la plus singulière qu’on puisse imaginer. La plus grande partie des cinq mille habitants qui composent sa population vivent dans des grottes pratiquées sur le flanc de la colline, en sorte que toute la ville est souterraine, à part quelques maisons bâties en pierres et en pisé ; l’existence de ces étranges habitations n’est signalée que par quelques cheminées coniques qui sortent de terre, et d’où s’échappe en spirales un léger nuage de fumée. Ces nouveaux troglodytes vivent là comme des lapins dans leur terrier, ou comme des ours dans leur tanière. Nous en vîmes plusieurs sortir de terre, et comme ils étaient vêtus de peaux de mouton des pieds à la tête, leur costume rendait l’illusion encore plus complète.
Comme nous devions faire tout le voyage avec les mêmes mulets, nous marchions constamment au pas, à raison d’environ huit lieues par jour, partant dès le lever du soleil, nous reposant pendant les heures de fuego, et arrivant à la couchée un peu avant la nuit. C’est ainsi que nous atteignîmes Baza, après avoir traversé une vaste plaine admirablement cultivée, qu’on appelle la Hoya, c’est-à-dire le fossé de Baza. La ville, qui était une des mieux fortifiées de l’ancien royaume de Grenade, a conservé son aspect moresque : on y voit encore la Alcazaba, forteresse construite par les rois de Grenade ; les épaisses murailles de brique et les grandes tours crénelées qu’on aperçoit çà et là ressemblent à celles de l’Alhambra, et témoignent toujours de l’importance passée de Baza. Il paraît qu’il existe dans les environs de la ville des sables aurifères ; c’est du moins ce que nous apprîmes en rencontrant sur la route de longs convois de grands bœufs magnifiquement empanachés, traînant d’énormes machines fabriquées en Angleterre, et destinées à extraire l’or du sable ; nous ne savons s’il en a été de cette entreprise comme de beaucoup de mines espagnoles qui, excellentes en elles-mêmes, ne donnent aucun résultat, à cause des frais énormes d’extraction.
Baza n’appartient aux Espagnols que depuis 1489 ; c’est le 25 décembre, deux ans avant la prise de Grenade, qu’elle tomba entre leurs mains, à la suite d’un siége de sept mois, dirigé par Isabelle la Catholique ; nous vîmes sous les ombrages de l’Alameda les énormes pièces de canon qui servirent aux Espagnols pour battre en brèche les solides murailles de la ville.
À partir de Baza, la contrée devient de plus en plus sauvage et accidentée ; c’est dans ce district que se trouvait la petite ville de Galera, qui joua un si grand rôle dans la longue lutte que les derniers Mores de Grenade soutinrent contre les Espagnols après la perte de leur capitale, lutte qui dura près de quatre-vingts ans dans les montagnes des Alpujarras, et qui ne fut terminée, non sans peine, que par Don Juan d’Autriche. La prise de Galera fut signalée par les cruautés les plus atroces ; deux mille huit cents Morisques y furent égorgés ; les femmes et les enfants, représentant une valeur comme esclaves, furent sur le point d’échapper au massacre général, mais le futur héros de Lépante les livra lui-même aux hallebardiers de sa garde, qui en tuèrent par ses ordres plus de quatre cents devant lui. Après cette boucherie, la ville de Galera fut détruite de fond en comble, et on sema du sel sur son emplacement.
Ginez Perez de Hita, soldat et écrivain, qui faisait partie de cette expédition, ajoute, après avoir raconté, dans les Guerras civiles de Grenada, ces scènes dont il fut témoin oculaire :
« On usa de tant de rigueur envers les femmes et les enfants, qu’à mon avis, on alla beaucoup plus loin que ne le permet la justice, et qu’il ne convient à la clémence espagnole ; mais ainsi l’avait ordonné le seigneur don Juan. »
Au fond d’un vallon désolé et d’aspect sinistre, d’aussi terrible mémoire qu’autrefois chez nous la forêt de Bondy, nous nous arrêtâmes quelques instants à la Venta de Gor, aussi mal famée que l’auberge des Adrets, et dont le nom figure souvent, dans les anciennes légendes populaires, comme un repaire favori des bandoleros.
Nous n’y trouvâmes que des arrieros et des tondeurs de moutons, à l’air assez farouche, qui nous adressèrent fort poliment le salut traditionnel : Vayan ustedes con Dios ! auquel, en gens bien appris, nous répondîmes suivant l’usage : Queden ustedes con Dios ! Restez avec Dieu !
Après quelques heures de marche, nous arrivâmes à Guadiz, et nous descendîmes à la posada de los naranjeros, dont le propriétaire était un vieil Auvergnat, fait prisonnier pendant la guerre de l’indépendance, et naturalisé Espagnol ; il portait le costume andalou ; mais cinquante ans de séjour en Espagne ne lui avaient rien fait perdre de l’accent du Cantal. Les restes de constructions et d’inscriptions romaines ne sont pas rares dans la ville, mais les souvenirs moresques l’emportent et se retrouvent presque à chaque pas. Les femmes de Guadiz ont, ainsi que celles de Baza, une réputation de beauté qui nous parut parfaitement méritée ; les hommes ont l’aspect assez rébarbatif, et, si on en croit les