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« Les bâtiments de la mission catholique sont immenses ; une semaine auparavant, le gouvernement chinois les avait concédés aux lazaristes de Suan-hoa, et il est tout naturel que les bons Pères aient voulu nous en témoigner leur reconnaissance.

« C’est un ancien palais faisant partie du domaine impérial ; on pourrait y loger facilement cinq cents personnes.

« On y trouve de vastes cours, de grands parcs plantés de beaux arbres ; tout cela pour l’usage de deux missionnaires et de leurs néophytes chinois.

« Il n’est pas douteux que cette mission ne prenne un jour beaucoup d’importance.

« En attendant, l’installation y avait été rapide, grâce à l’incessante activité des missionnaires ; les principaux appartements étaient déjà tapissés de riches papiers européens et garnis de meubles confortables.

« On nous a désigné tout un corps de bâtiments avec un vaste jardin pour nos appartements privés, et c’est dans la grande salle de réception qu’on nous a offert un dîner ou plutôt un banquet somptueux.

« La table à manger, ornée de fleurs et de surtouts en carton doré, est entourée de superbes paravents chinois. Le maître d’hôtel de sir Frédéric Bruce, qu’il a eu l’heureuse idée d’emmener avec lui, nous a préparé un vrai repas à l’européenne : service élégant en vaisselle plate, vins de toute espèce ; bordeaux, xérès, champagne ; rôtis, gibiers, légumes, truites du Wen-ho, entremets sucrés. Le cuisinier chinois s’est surpassé, et a voulu nous prouver une fois de plus son talent d’imitation.

« C’est une chose remarquable que la perfection avec laquelle les Chinois s’assimilent en peu de temps tous les secrets de l’art culinaire ; — ces gens-là sont nés cuisiniers, aurait dit Brillat-Savarin.

« Une seule chose dans notre repas a conservé la physionomie indigène, c’est le pain. Il provient d’un boulanger mahométan en réputation dans la ville ; il est très-blanc, a le goût de beurre et de lait, et est pétri en forme d’oreille comme les pains allemands.

« C’est le meilleur que j’aie mangé en Chine ; à Pékin il est lourd et indigeste, parce qu’on le fait sans levûre ; il est digne en tout point des pâtisseries à la graisse qu’on retrouve partout.

« La conversation n’a pas été vive pendant le repas ; nous sommes tous fatigués du long trajet de la journée ; cependant, j’écoute avec curiosité une discussion entre le pro-vicaire de Mongolie et le chef de la mission lazariste au sujet de l’exorcisme du démon par l’eau bénite.

« Il paraît que l’ennemi du genre humain s’occupe tout spécialement de la Chine pour y tourmenter nos missionnaires ; car aucun d’eux ne semble mettre en doute sa participation dans les sortiléges des idolâtres.

« Nous repartons ce matin de Suan-hoa-fou où nous avons passé une excellente nuit. »

Suan-hoa-fou est une ville d’origine assez ancienne, qui a été pendant quelque temps, sous la dynastie mongole, la capitale du nord de la Chine.

Elle est maintenant bien déchue de son importance et compte à peine 80 000 habitants.

Située au milieu d’une plaine fertile, arrosée par de belles eaux, et bornée à l’horizon par des collines pittoresques et boisées, cette ville est en outre régulièrement bâtie, largement percée et remarquablement propre pour une cité chinoise.

Toutefois le commerce ne paraît pas y être florissant, et malgré la foule qui s’était portée à la rencontre des voyageurs, les rues présentent un aspect désert et sont ordinairement silencieuses ; on peut comparer Suan-hoa sous ce rapport aux anciennes villes de parlements, en France, qui ont perdu par la centralisation leur importance politique et qui ne l’ont pas remplacée parle mouvement industriel et commercial.

Deux choses sont remarquables à Suan-hoa-fou : les musulmans chinois et les Mongols.

Les musulmans appelés hoeï-hoeï sont très-nombreux dans le nord-ouest de la Chine ; ils sont même en majorité dans certaines localités des provinces du Kan-sou et du Chen-si.

Originaires du Korrïgour, dans le Turkestan oriental, ils ont formé au neuvième siècle la garde mercenaire des empereurs chinois.

Ils se sont multipliés par les mariages, et leur race a perdu peu à peu son caractère particulier par le mélange avec le sang chinois ; maintenant rien ne les distingue de la race jaune ; leur nez est devenu épaté, leurs yeux se sont bridés et les pommettes de leurs joues sont saillantes. Ils n’ont conservé fidèlement que leur religion ; encore, aucun d’eux ne sait-il lire l’arabe ; il n’y a que les plus instruits de leurs prêtres qui soient en état d’épeler le Coran.

Ils portent ordinairement une calotte bleue comme signe distinctif et s’abstiennent de porc et de liqueurs fortes (voy. p. 312).

Ces musulmans chinois ont conservé une énergie individuelle plus grande que celle des sectateurs de Bouddha.

Les insurrections partielles qui se sont produites pendant ces dernières années dans le nord de la Chine, celle du Nénufar blanc entre autres, les ont eus pour chefs et pour ardents promoteurs.

Dans le sud, où on n’en rencontre qu’un petit nombre et où la tradition les fait venir de l’Inde et de la Perse sous la dynastie des empereurs T’ang, il faut peut-être attribuer à leur influence dans les conseils des Taï-ping le monothéisme qu’affiche dans toutes ses proclamations le chef des révoltés.

Ils jouissent d’une grande liberté religieuse qu’ils ne se sont jamais laissé contester et qu’ils doivent aux sages précautions que leurs mollahs ont prises de ne pas s’attaquer au pouvoir de l’empereur et des mandarins.

Il est bon de remarquer à ce sujet que si la communauté chrétienne en Chine, si puissante au siècle de Louis XIV, a subi d’affreuses persécutions, elle l’a dû à