Page:Le Tour du monde - 10.djvu/330

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« En arrivant à Djil Houngol il y avait foule pour prendre les relais ; en un clin d’œil nous avons changé de chevaux et nous sommes repartis au galop. Chaque voiture avait quatre postillons. Quels admirables cavaliers ! solidement assis sur leur petite selle, les pieds d’aplomb dans leurs larges et massifs étriers, ils semblent ne faire qu’un avec leur fougueuse monture ; souvent ils trottent debout, et le corps à demi penché, regardant à l’horizon comme s’ils voulaient percer les brumes mystérieuses de la steppe ; d’autres fois ils se penchent jusqu’à terre et par un miracle d’équilibre ils rattrapent le licol de leurs chevaux qui mal attaché traîne sans cesse dans leurs jambes de devant. C’est à qui luttera de force, d’adresse et d’agilité, et ce tournoi de nos postillons en distrayant nos yeux nous fait trouver la route moins longue. En revanche, s’ils sont excellents cavaliers, les Mongols sont bien disgracieux quand il leur faut marcher, exercice qu’ils prennent le moins souvent possible ; leur démarche est pesante et lourde, leurs jambes sont arquées, leur buste est penché en avant, leur regard ordinairement vif et brillant devient terne et hébété. Ces nouveaux centaures ne peuvent se passer de leurs chevaux.

« Il nous a semblé ce matin reconnaître parmi nos postillons une femme à ses longues tresses brunes qui se sont déroulées sur ses épaules par suite des ruades multipliées de sa monture. Gomboë, l’interprète mongol de Mme de Baluseck nous a assuré qu’il y en avait souvent qui faisaient ce pénible et périlleux service pour remplacer leurs pères ou leurs maris absents. Ces malheureuses créatures sont tellement semblables aux hommes par leur costume, leur démarche et leur voix, que nous ne nous en étions pas encore aperçus.

« Au départ ce matin il gelait rudement ; le thermomètre était sous zéro. Quatre heures après, à Hévé-Mouhot, où nous sommes passés à midi, il y avait trente degrés de chaleur ! Ces brusques variations ont lieu chaque jour, et mettent nos poitrines à une rude épreuve. Pour la nuit et le matin il faut avoir des fourrures et des couvertures de laine ; à chaque heure, à mesure que le soleil monte à l’horizon, il faut ôter un vêtement, puis quand la nuit revient il faut les reprendre. Malgré ces précautions, nous sommes tous enrhumés. La température dépend des sautes de vent ; au printemps, au mois d’avril et même en mai, les Mongols nous ont assuré qu’il n’est pas rare de rencontrer des voyageurs morts de froid dans le désert pour n’avoir pas pris des précautions suffisantes contre ces retours instantanés des grandes gelées.

« À Boulau, où nous passons la nuit, on a préparé par l’ordre de notre mandarin mongol une vaste tente qui pourra nous servir de salon commun, et où nous ferons la veillée. C’est là que j’écris ces lignes. Jusqu’ici nous avons échappé à un danger qui me fait frémir : nos demeures mobiles n’ont pas encore été visitées par certains insectes qui abondent parmi ces braves gens, peu habitués à se laver, à se peigner, et encore moins à changer leurs peaux de mouton qui en recèlent des milliers ! Mme de Baluseck me donne à ce sujet des détails effrayants pour la fin de l’été et l’automne. Heureusement les chaleurs n’ont pas encore donné naissance à cette hideuse vermine, la lèpre des nomades.

« Je viens de m’assurer que mon petit lit de fer commence à se démantibuler, et sera bientôt hors de service ; il y a déjà plusieurs jours que mon mari est réduit à se coucher par terre ; je serai bientôt forcée d’en faire autant. Rien ne peut résister aux atroces cahots de cette course désordonnée dans les charrettes chinoises qui ne sont pas suspendues. Quelque soin qu’on mette aux emballages, tout se brise, tout s’use. Nous semons la route des débris de notre garde-robe et de linges déchirés ; enfin Auguste, qui prétendait que la monnaie contenue dans les caisses se broyait par le frottement, vient de nous prouver sa véracité en nous apportant une poignée de limaille d’argent ; une pile de piastres que nous avons trouvée dans un coffre est rognée comme par la lime, et si ce voyage dure encore longtemps, tout arrivera en poussière. Je m’étonne que nos organes puissent y résister, et que la machine humaine soit assez solidement construite pour ne pas être détraquée par la violence et la continuité de semblables secousses.

« Homoutch, le 1er  juin. — Nous nous sommes levés ce matin à trois heures et demie le capitaine Bouvier et moi, résolus à parcourir à cheval l’étape entre Boulau et Soudji-Boulack ; l’officier d’escorte nous a donné deux bons petits chevaux et à cinq heures nous étions en selle. C’est le seul moyen qui me reste pour me délasser des cahots ; mais j’ai mal pris mon temps : la route étant assez plane, les voitures sont parties à grande vitesse, et il a fallu pour les suivre courir pendant trente-deux verstes au triple galop. J’étais exténuée de fatigue et j’ai retrouvé la calèche avec plaisir.

« Il y a un arbre un peu avant d’arriver à Soudji-Boulack, une sorte d’aune tortueux et décharné, chétif produit de quelque graine apportée par le vent ou par les oiseaux dans une brèche du grand plateau de pierre qui forme le sol. Nous nous sommes arrêtés un moment pour regarder cette merveille de la steppe.

« Le désert se civilise ; son aridité devient plus grande, on n’aperçoit plus un brin d’herbe, mais les chemins sont meilleurs ; nous avons quitté la région des pierres ; et nous roulons sur un gravier fin qui rappelle les allées d’un parc bien entretenu… Je me suis trop empressée de faire mes compliments au désert : quelques verstes avant Toli-Boulack, toutes les voitures se sont arrêtées devant un fossé à pic de deux mètres de profondeur sur un mètre de large. Cette brèche, qui sert à l’écoulement des eaux pluviales, s’étend à perte de vue et sans interruption au levant comme au couchant. Nous sommes tous descendus et nos Mongols se sont lancés au grand galop pour franchir l’obstacle ; à force d’efforts ils sont parvenus à faire sauter les voitures et à leur faire remonter le talus à pic et glissant. On en a été quitte pour quelques chevaux boiteux, quelques cavaliers jetés à terre, des brancards et des barres d’attelage brisés, mais,