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Deux femmes khonds s’étaient aussi échappées de Bundari pour suivre deux jeunes gens désignés Mériahs. Elles prétendaient avoir obéi à un simple sentiment d’humanité, mais tout porte à croire qu’une passion plus vive était en jeu. Je pourrais mentionner quelques autres évasions du même genre, plus rares en somme qu’on aurait dû s’y attendre et ceci de par la croyance généralement reçue que l’être voué au sacrifice et nourri des aliments qu’on lui sert comme tel, ne doit et ne peut plus chercher à se soustraire au sort qui lui est réservé. Ce préjugé a si bien pris racine qu’il étouffe chez les Hindous fatalistes jusqu’à l’instinct de la conservation personnelle, jusqu’aux inspirations du dévouement maternel. Ce dernier cependant, j’ai pu m’en assurer, est susceptible de renaître bien vite lorsque les circonstances s’y prêtent.

Parmi les Mériahs que je ramenai en 1852 du Moota de Ryabiji se trouvait une famille composée de la mère et de ses trois jeunes enfants. Cette femme, complétement fanatisée, ne revenait qu’à regret dans les plaines. Elle avait longtemps envisagé non-seulement avec calme mais avec une satisfaction mêlée d’orgueil la certiude de se voir un jour ou l’autre avec ses enfants l’objet d’une immolation solennelle qui la recommanderait spécialement à la faveur des dieux et la placerait dans une sphère supérieure à celle ou s’agite le commun des hommes. Une fois dans mon camp, ses illusions peu à peu se dissipèrent et j’en eus la preuve le jour où elle vint tout en larmes me révéler un secret qu’elle m’avait jusque-là caché, l’existence d’un quatrième enfant à elle, un garçon de six ans qu’on avait pris soin de dérober à mes regards. Il était déjà désigné comme devant être offert à Tado Pennor, et cette puissante divinité qui règle le sort de la terre avait témoigné par des signes certains qu’elle agréait cet holocauste. Houllou Mai, ainsi s’appelait la femme en question, insistait avec ardeur pour qu’on envoyât un détachement au secours de son fils, mais la saison était trop avancée et j’aurais compromis les hommes chargés de cette mission, sans compter qu’il fallait éviter à tout prix un conflit armé dans cette contrée où notre ascendant moral venait à peine de s’établir. Je m’engageai seulement vis-à-vis de cette mère éplorée à faire partir de très-bonne heure la prochaine expédition dans l’espoir que nous arriverions ainsi assez tôt pour sauver la vie de son fils. Mes assurances à cet égard ne la tranquillisèrent qu’à demi, car quelques jours après, malgré les pluies qui tombaient à torrent, — car nous étions alors au temps de la moisson, — les directeurs de l’asile de Sooradah où cette femme avait été placée, me firent savoir qu’elle s’était échappée, mais sans emmener ses enfants. Je m’expliquai parfaitement les motifs de cette évasion, mais je n’avais que des vœux bien ardents à mettre au service de la fugitive. Un mois tout entier s’écoula sans que nous pussions obtenir le moindre renseignement sur son compte. Aussi commençais-je à désespérer de la revoir jamais lorsque, le quarantième jour après son départ, elle reparut devant moi, ramenant avec elle son petit garçon. J’appris de sa bouche même, les détails de sa périlleuse aventure. L’idée de voir son fils sacrifié lui avait ôté, me dit-elle, l’appétit et le sommeil. À la longue, son angoisse devint si poignante qu’elle résolut de le sauver à tous risques. Ce fut alors qu’elle s’échappa de Souradha et gagna promptement les montagnes, non sans difficulté ni sans dangers, car les jungles fourmillaient de tigres et de serpents. Elle n’osait pas s’exposer à être vue sur le territoire des tribus amies qui n’auraient pas manqué de capturer cette Mériah fugitive pour nous la restituer aussitôt ; tandis que si elle fût tombée dans les mains de celles qui nous résistaient encore, elle eût été rendue infailliblement à ses anciens possesseurs. D’un côté ou de l’autre, le péril était à peu près le même. La pauvre créature en était donc réduite à ne voyager que de nuit, et Dieu sait ce que peut être un voyage nocturne en pareille saison, par des pluies diluviennes, le long des torrents débordés, alors que le hurlement des bêtes sauvages se mêle de toutes parts aux clameurs de la tempête. Mais cette femme courageuse, chez qui les instincts les plus élevés de notre nature s’étaient éveillés pour la première fois, ne se laissa pas intimider. Tapie au fond des forêts tant qu’il faisait jour, afin de se soustraire aux regards, elle ne se remettait en route que lorsque les habitants des villages étaient plongés dans le sommeil, n’ayant pour subsister que quelques racines sauvages çà et là rencontrées, à partir du moment ou elle eut consommé la petite provision de riz séché qu’elle avait pu emporter de l’asile.

Elle atteignit ainsi la bourgade où elle résidait naguère, et trois jours entiers rôda autour de son enceinte, n’osant y pénétrer tant que les habitants s’y trouvaient, mais guettant une occasion que la saison devait lui fournir, car il arrive souvent que les paysans sortent en masse à l’époque des pluies pour aller cultiver leurs rizières. L’heureux moment arriva, elle put sans être vue s’élancer jusqu’à son fils, le saisir, l’emporter et prendre la fuite avec cette force surhumaine qu’une résolution désespérée prête au courage.

Il ne lui fallut que quelques nuits pour arriver jusqu’au territoire de nos tribus soumises. Une fois là elle n’avait plus rien à craindre. Il lui fut loisible de raconter ce qu’elle avait fait et de demander à être ramenée par étapes jusqu’à la plus avancée de nos stations militaires. Elle l’obtint sans peine, et je n’oublierai jamais la vive satisfaction avec laquelle j’accueillis cette femme héroïque ainsi que l’enfant sauvé par elle. La fatigue, l’angoisse, les misères de toutes sortes l’avaient réduite à l’état de squelette, et il ne faut pas s’en étonner car bien des hommes et des plus robustes n’auraient pu résister aux épreuves par lesquelles elle venait de passer. Au reste ses souffrances étaient à leur terme, car le gouvernement anglo-indou avec sa libéralité ordinaire s’est chargé d’elle et de ses enfants.

Ce qu’il faut remarquer ici, c’est la complète révolution de sentiments qui s’était faite chez cette pauvre créature ignorante. Quatre mois avant de risquer sa vie pour le salut de son fils, elle se glorifiait de le savoir destiné à périr sur l’autel des dieux. C’est là ce qui donne un ca-