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l’on assure que c’est elle surtout, la jeune miss Alexandrina, qui échauffe de son enthousiasme l’imagination plus rassise de sa mère et de sa tante. Tout cela jette sur cette audacieuse excursion une teinte de romanesque qui en double l’intérêt. Ajoutons que dédaigneuses des routes battues, ces dames cherchent de préférence les parties les moins fréquentées ou tout à fait inconnues de cet immense bassin du haut Nil ; c’est dans le réseau d’affluents à peu près inexplorés qui se déploie à l’ouest du fleuve Blanc, entre le 9e degré de latitude N. et l’équateur, qu’elles ont définitivement poussé leur fortune. Elles ont organisé à très-grands frais une véritable flottille, avec toute une armée de porteurs indigènes ; et puis enfin, — et par là cette course lointaine des dames touristes prend un côté tout à fait sérieux, — elles ont pu s’adjoindre plusieurs hommes d’une grande valeur scientifique, qui donnent au voyage le caractère d’une véritable exploration. De ce nombre et au premier rang est M. de Heuglin, qui avait lui-même résolu, de compagnie avec le docteur Stendrer, de poursuivre individuellement ses recherches dans les contrées du haut Nil après la dislocation de l’expédition allemande dont il était le chef, et qui a été heureux de trouver près des dames hollandaises des facilités d’études qu’il aurait cherchées vainement ailleurs.

Ainsi recrutée, la flottille quitta Khartoum au commencement de 1863, et se dirigea, pleine d’entrain et de bon espoir, vers le haut du fleuve. On voulait, comme je l’ai dit, gagner le 9e degré de latitude, et là, quittant le Bahr el-Abyad, s’engager dans le réseau de rivières peu ou point connues qui viennent de l’ouest. Pour comprendre de quel intérêt pouvait être cette entreprise, il suffit de considérer la disposition physique de la haute région du Nil. Une des singularités caractéristiques du grand fleuve, est, on le sait, de traverser toute ]’immense étendue de la Nubie (du 18e au 24e parallèle) avant de gagner l’Égypte, sans rencontrer un seul affluent. C’est un sillon qui coupe isolément le désert aride, le désert que nulle source ne rafraîchit, que jamais la pluie du ciel ne vivifie. C’est seulement vers le 18e degré de latitude, trois degrés au-dessous de Khartoum, que commence la zone des pluies tropicales, faibles d’abord et irrégulières, puis plus fortes et plus fréquentes à mesure que, s’avançant au sud, on se rapproche davantage de l’équateur. Avec les pluies tout change d’aspect. La végétation se montre, la nature se renouvelle, et les eaux, concentrées dans les parties hautes du pays, se déversent en courants réguliers pour se porter vers la vallée du Nil, qui est la grande artère centrale. À partir du confluent du Bahr el-Azrek, le bassin du Nil, alimenté d’affluents de plus en plus nombreux, se déploie en un immense éventail, au moins de 400 lieues d’envergure, dont la pointe est à Khartoum et la base vers l’équateur. Or, quand on songe que dans cet immense triangle, où les pluies diluviennes de l’équateur doivent créer d’innombrables courants dont les eaux réunies forment le Nil, cinq à six tout au plus de ces rivières affluentes ont été non pas même explorées, mais entrevues, on peut se former une idée de ce qui reste à faire avant que l’on puisse se flatter de connaître réellement la haute région du Nil, et de discerner avec certitude la branche principale, celle qui prendra rang définitivement comme la tête du grand fleuve.

Parmi les affluents inexplorés du fleuve Blanc, l’un de ceux dont le nom revient le plus souvent dans la bouche des indigènes est celui que les Arabes du haut Nil désignent sous le nom poétique de rivière des Gazelles, Bahr el-Ghazal. C’est celui-là qui a son confluent aux environs du neuvième degré, et vers lequel s’étaient tournés les projets des dames Tinné. Mais si le nom est poétique, le pays ne l’est guère. D’immenses marécages, des eaux fétides, de vastes lagunes cachées sous des forêts de roseaux, une armée de reptiles et des myriades de moustiques, c’est pour l’explorateur un aspect peu engageant. C’est celui devant lequel reculèrent, il y a aujourd’hui dix-huit cents ans, les centurions que l’empereur Néron, dans un jour de fantaisie géographique, avait envoyés à la découverte des sources du Nil, et qui remontèrent jusqu’à ces marais sans oser s’y aventurer. Nos exploratrices, plus courageuses, avaient résolu de les franchir ; il était d’ailleurs plus que probable qu’une fois sorti de ces terrains noyés, on trouverait, en remontant le Bahr el-Ghazal ou les autres courants, un pays plus sain dans une région plus élevée. Ces prévisions, hélas ! devaient être cruellement démenties.

L’expédition des dames Tinné, renforcée de M. de Heuglin et du docteur Stendrer, quitta donc Khartoum le 25 janvier 1863. Le 4 février la flottille passait devant le confluent du Sobat ; le 5, on arrivait au lac marécageux (le lac Nô) où le Bahr el-Ghazal fait sa jonction avec le fleuve Blanc.

Nous avons sur ce voyage le journal de M. de Heuglin et quelques fragments des lettres de Mme Tinné, la mère de miss Alexandrina. Pour qui voudra suivre le côté scientifique de l’expédition, ce sont les notes du naturaliste qu’il faut avoir sous les yeux, cela va sans dire (sans oublier d’y joindre la carte construite par MM. Petermann et Hassenstein pour l’expédition à la recherche de Vogel[1]) ; mais dans l’espace dont nous disposons, et comme première impression sur les choses et les lieux, les lettres de Mme Tinné sont d’un vif intérêt.

Les barques, en remontant le Bahr el-Ghazal, avaient à traverser la région basse et marécageuse dont nous avons parlé. On voulait gagner d’abord le lac Rek, que le Bahr el-Ghazal traverse à plusieurs journées dans

  1. Cette carte en 10 feuilles a été publiée dans les nos 7, 8, 10 et 11 des Erganzungshefte, avec un mémoire analytique de M. Hassenstein. Elle comprend tout le N. E. de l’Afrique. C’est une admirable étude, où toutes les données, sans la moindre exception, que l’on possédait il y a quatre ans sur le bassin du Nil, le Soudan oriental et la presque totalité de la zone équatoriale, ont été réunies et discutées avec une étendue de recherches et une science critique extrêmement remarquables. Bien que ce travail ait été construit seulement comme une épure destinée à servir de cadre aux itinéraires de la grande expédition de 1860, il suffirait pour mettre leurs auteurs au premier rang des géographes de notre époque, et de toutes les époques.