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l’intérieur. C’est un rendez-vous fréquenté depuis quelques années par les trafiquants d’ivoire (qui sont trop souvent du même coup des trafiquants d’esclaves). On y arriva le 10, cinq jours après avoir quitté le Bahr el-Abyad. Mme Tinné écrit, à la date du 26 mars : « Je date aujourd’hui ces lignes de l’un des lieux les plus singuliers du globe, et où l’on ne peut arriver que par une route non moins singulière. Nous avons remonté le Ghazal pendant trois ou quatre jours, et il semblait toujours que devant nous la rivière allait se terminer dans une mer de hautes herbes alternant avec des roseaux. Au total, c’est un immense marécage, à travers lequel les barques avancent lentement, à mesure qu’on refoule avec des gaules, ou qu’on abat à coups de hachette et de faux, les joncs qui ferment le passage. Après quatre jours de cette besogne épuisante nous arrivâmes à une petite lagune, où nos barques, au nombre de vingt-cinq, se pressèrent dans la plus grande confusion. C’est le Maschra ou port de Rek. Il fallut nous arrêter là pour trouver des porteurs et régler notre plan. L’équipement de l’expédition est quelque chose d’incroyable. Il nous faut transporter avec nous dix mois de provisions et de marchandises (pour les cadeaux et les échanges), — trois milliers pesant de verroteries, entre autres 8 barres de cuivre, 12 000 cauris, du poivre, du sel, etc., etc. ; et comme chaque porteur ne se charge que de 110 livres pesant, vous pouvez vous former une idée du nombre d’hommes qu’il nous faut, deux cents au moins. »

Quatorze jours après la date de cette lettre, l’expédition est frappée de son premier désastre. Le docteur Stendrer, qui accompagnait M. de Heuglin dans sa course à l’intérieur, est atteint des fièvres et succombe le 9 avril. Mais dans cette campagne, comme sur un champ de bataille, on n’a pas de temps à donner aux regrets ; il faut marcher, marcher toujours, d’autant plus que la saison des grandes pluies avançait rapidement, et qu’il fallait prendre au plus tôt ses quartiers d’hiver. Pourtant Mme Tinné écrit le 13 mai : « Tout va bien maintenant. Nous avons 80 porteurs ; nous savons ou nous allons ; bref, tout va bien. Le docteur Heuglin est tout à fait satisfait de l’intérieur : beau pays, bonne eau, peuple hospitalier Il est enchanté des oiseaux, tout à fait rares et nouveaux, dit-il. »

Deux jours après, le 16, la perspective est un peu moins riante ; les pluies seront survenues, sans doute : « Nous n’avons pas chance de revenir ici (au lac Belt) retrouver nos barques avant décembre ou janvier. Les pluies ne finissent qu’en novembre ; et alors les rivières sont tellement gonflées et la boue si profonde, que nos animaux ne pourraient avancer d’un pas.

1er  juin. — « Nous avons quitté nos barques le 17 mai. Je ne puis dire que la première partie du pays soit jolie, mais il a un caractère tout à fait particulier. Les arbres sont beaux, et on rencontre de distance en distance des villages d’un assez bon aspect, avec des étangs. Nous arrivâmes le 20 mai à un village appelé Afog. Ma fille y fut prise de la fièvre, et le lendemain nos soldats se mutinèrent, disant qu’ils n’avaient rien à manger, etc. On leur fit pourtant entendre raison. — Nous voici de nouveau en route, et nous arriverons, j’espère, sains et saufs à la montagne de Casinka, où nous attendrons que le temps soit redevenu beau et que la terre soit séchée. C’est, dit-on, un beau pays et un très-bon peuple, quoique les Européens n’y soient jamais allés… De Casinka, nous ne serons plus qu’à deux journées du pays des Nyam-Nyam, notre but final. »

Ce n’est pas quoique, faut-il dire, mais parce que. Les indigènes de ces hautes régions, d’abord doux et confiants, ne se sont montrés hostiles qu’après les procédés de cruauté brutale que les Turcs et les marchands d’esclaves leur ont fait éprouver.

Tous les rapports des marchands d’ivoire ont fait aux Nyam-Nyam une réputation plus ou moins méritée de cannibales, en même temps qu’on les représente comme un peuple différent des Nègres, et infiniment plus industrieux. Nyam-Nyam est du reste non pas un nom de tribu ou de peuple particulier, mais une appellation générique qui signifie quelque chose comme Mangeurs d’hommes. Anthropophages ou nom, ces Nyam-Nyam vers lesquels se dirigeaient nos voyageurs occupent un pays qui paraît voisin des grandes montagnes, quelles qu’elles soient, où quelques-uns des affluents du fleuve Blanc prennent naissance. Il devait donc y avoir là de bonnes notions à recueillir.

Un mois après la dernière lettre dont nous avons cité des extraits, Mme Tinné écrit encore (le 1er  juillet 1863) :

« Vous serez charmé d’apprendre qu’après tant d’embarras et de dépenses, le nouveau pays nous plaît. Quoique faibles encore et sujets à des attaques de fièvre, nos malades supportent très-bien le voyage. Ma fille a un n’gérib que nous avons arrangé de manière à la préserver du soleil, et où nous avons étendu un matelas ou elle repose très-agréablement… Nous avons traversé le Djour le 16 juin.

« Vous ne pouvez vous faire une idée de la fréquence des orages et de leur violence, vent, grêle, pluie, tonnerre, éclairs. Nous n’en sommes que plus impatients, comme vous le pensez bien, d’arriver à notre hivernage. Un instant la fièvre a mis ma fille à deux doigts de la mort. Les choses vont mieux maintenant.

« Je vous écris du village ou le pauvre docteur Stendrer a succombé. »

Il nous faut terminer ici nos extraits. Nous ajouterons seulement qu’une nouvelle catastrophe sur laquelle les détails manquent encore, mais qui n’est malheureusement que trop certaine, a frappé cette expédition commencée sous de si riants auspices. Mme Tinné, celle-là même dont on vient de lire quelques lettres, a éprouvé à son tour la foudroyante atteinte de ce climat si fatal aux constitutions européennes : elle est morte non loin du lieu ou reposaient déjà les restes du docteur Stendrer. Miss Alexandrina paraît s’être remise, malgré cette cruelle épreuve ; mais M. de Heuglin n’avait pas échappé aux influences délétères qui se dégagent d’un sol détrempé sous l’action du soleil tropical. Ses dernières lettres sont néanmoins plus rassurantes. L’expédition