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diteurs. Aussi peut-on dire que les bibliothèques sont dans les rues : non-seulement les façades des tribunaux, les pagodes, les temples, les enseignes des marchands, les portes des maisons, l’intérieur des appartements, les corridors sont remplis de maximes de toute sorte, mais encore les tasses à thé, les assiettes, les vases, les éventails sont autant de recueils de poésie. Dans les plus pauvres villages, où les choses les plus nécessaires à la vie manquent, on est sûr de trouver des affiches.

« En attendant, la foule ne faisait que s’accroître : nos Ting-tchai nous assurèrent que nous pouvions gagner la Grande Avenue par un passage couvert, qui s’ouvrait sur notre droite comme la gueule d’un four.

« Nous étions curieux de voir ce que pouvait être un passage de Pékin, et nous mîmes pied à terre, en recommandant aux domestiques de nous ramener nos montures de l’autre côté à la sortie.

« Ce passage, affecté au commerce du bric-à-brac, ou du Kou-toung, qui est le nom que lui donnent les Chinois, est tout simplement une ruelle obscure, où l’on peut à peine passer deux de front, couverte en mauvaises planches, pavée en terre, et a demi éclairée en plein jour par des lampes fumeuses.

« Il a environ cinq à six cents pas de long, autant que j’ai pu le calculer, et si l’impatience d’en sortir ne m’a pas fait compter double !

« Ce ne sont plus des boutiques qu’on entrevoit dans ce couloir, ce sont d’informes amas de vieilles planches, provenant de démolitions, dressées au hasard les unes contre les autres, et soutenues par des piles de marchandises de tout genre, des vases, des porcelaines, des bronzes, des armes, des vieux habits, des pipes, des outils, des bonnets, des fourrures, des bottes, des engins de pêche et de chasse.

« Des objets sans nom, et qui n’ont plus de forme, tous les reliquats, tous les résidus de la fabrication sont entassés là ! On ne comprend pas où peut se tenir le propriétaire de la boutique ; mais, pour peu que vos yeux se portent sur quelques-unes de ces marchandises, vous voyez sa tête hâve et son front chauve sortir comme une végétation maladive de cette moisissure humaine.

Enceinte et portiques du temple de l’agriculture. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

« Il paraît cependant qu’il y a des objets de grande valeur au milieu de toutes ces vieilleries ! Voici un amateur de bric-à-brac, le nez armé de formidables lunettes, qui examine en connaisseur, avec la moue caractéristique de la lèvre inférieure, des porcelaines antiques et de vieux bronzes.

« On m’assure que les marchands d’antiquailles sont ici d’une habileté à faire pâmer leurs confrères européens : au moyen d’une argile roussâtre, à laquelle ils font subir des préparations particulières et qu’ils enterrent pendant quelques mois, ils obtiennent des contrefaçons remarquables de vieilles porcelaines de la dynastie des Yuen si recherchées par les amateurs. L’imitation est si parfaite que les plus malins y sont trompés.

« En Chine, comme ailleurs, les magasins de bric-à-brac ont le privilége de la plus grande malpropreté ; s’il n’en était ainsi, les acheteurs ne croiraient pas sans doute à l’antiquité des objets qui sont offerts à leur convoitise ; seulement, qui dit malpropreté chinoise, exprime ce dont nous ne pouvons avoir l’idée, et ce que je n’entreprendrai pas de décrire.

« Qu’il me suffise de dire que, dans ce passage où nous étions, la terre battue du sol était une bouillie de débris sans nom, que les planches de la toiture et des boutiques suintaient une humidité verdâtre et nauséabonde, que des enfants et des femmes en guenilles étaient vautrés dans tous les coins, et qu’il s’exhalait de tout cela une odeur fétide et insupportable que tempérait heureusement pour nous