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Nous ne tardâmes pas à arriver au Puerto de Almanza, passage étroit entre deux montagnes, et nous quittâmes la province de Valence, pour entrer dans celle d’Albacete. À peine a-t-on franchi le Puerto, qu’on s’aperçoit d’un changement subit de climat : l’aloès, le cactus et les autres plantes méridionales disparaissent tout d’un coup pour faire place, à la végétation du nord. Nous approchions de la station d’Almanza, où la ligne de Valence vient s’embrancher avec celle de Madrid à Alicante. Quelques centaines de mètres avant d’arriver à cette station, je fis remarquer à mes compagnons de voyage un petit obélisque, qu’on avait quelque peine à distinguer à notre droite, au milieu d’une plaine que domine la voie. C’est Philippe V qui fit élever cet obélisque sur le lieu même où se livra, en 1707, la bataille d’Almanza, qui lui rendit le royaume de Valence. Cette importante bataille offrit cette particularité assez curieuse, que les troupes françaises qui obtinrent une victoire complète, étaient commandées par le duc de Berwick, un Anglais qui s’était fait naturaliser Français tandis que les troupes anglaises, auxquelles nos soldats enlevèrent cent douze drapeaux, leur artillerie et leurs bagages, étaient commandées par Henri de Buvigny, un Français protestant qui avait pris du service en Angleterre, après avoir été forcé de quitter son pays à la suite de la révocation de l’édit de Nantes, édit si fatal à la France.

À part les souvenirs historiques, la petite ville d’Almanza n’offre rien de particulièrement remarquable : le vieux château démantelé qui la domine est bâti au sommet d’un énorme cône qu’on est étonné de voir s’élever isolé au milieu d’une vaste plaine : ce château avait autrefois une grande importance, car Almanza était une des clefs du royaume de Valence, qui commence à l’autre versant d’une chaîne de montagnes qu’on aperçoit à l’horizon.

Comme Albacete, le chef-lieu de la province de ce nom, n’est guère, grâce au chemin de fer, à plus de deux heures d’Almanza, nous ne voulûmes pas manquer d’y faire une courte excursion avant de continuer notre voyage vers Alicante et la province de Murcie, et nous profitâmes du train express qui se dirigeait vers Madrid. Le pays que nous traversâmes nous fit bien regretter le beau royaume de Valence, et nous donna un avant goût des plaines de la Manche et de la Castille : le climat, d’une chaleur brûlante en été, est glacial pendant l’hiver ; pas un arbre, pas une fleur, mais en revanche des chardons profusion ; chardons gigantesques, du reste, dont la fleur à son mérite au point de vue de l’ornemaniste, et dont les feuilles offrent des découpures superbes, que les artistes du moyen âge ont su mettre à profit, aussi bien en Espagne qu’ailleurs. Doré en fit quelques croquis, et il les a utilisés à merveille dans les premiers plans des gravures de son Don Quichotte.

Les champs de blé succédaient aux champs de blé, et s’étendaient à l’infini ; quelquefois un monticule nous apparaissait à l’horizon, couronné d’une rangée de moulins à vent qui nous faisaient tout naturellement penser au héro de la Manche.

Cette monotonie cessa enfin quand nous atteignîmes la station de Chinchilla : on n’aperçoit pas la ville ; mais en revanche le château, qui s’élève au sommet d’une roche abrupte, est d’un aspect tout à fait féodal, et nous reporte au moyen âge. Une demi-heure après nous étions à Albacete, et le train était à peine arrêté, que nous étions assaillis par des marchands de couteaux.

La navaja.

Albacete est à l’Espagne ce que Châtellerault est à la France, Sheffield à l’Angleterre : les navajas, les cuchillos, les puñales s’y fabriquent par milliers ; coutellerie on ne peut plus grossière, et dont l’aspect rappelle un peu celui des ouvrages arabes. La navaja est une des cosas de España : parmi les gens du peuple, il en est bien peu qui ne portent ce couteau long et effilé, soit dans la poche, soit passé dans la ceinture, ou bien encore attaché au moyen d’une ficelle à la boutonnière de