la veste. Sa forme varie peu : le manche en bois est recouvert d’une plaque de cuivre ornée de quelques gravures rudimentaires, et percé çà et là de quelques trous sous lesquels brille une feuille de paillon. La lame, très-allongée et pointue comme une aiguille, est renflée par le milieu et rappelle assez bien la forme de certains poissons : quelques cannelures creusées parallèlement dans le sens de la longueur, sont peintes en rouge sang de bœuf.
Les lames d’Albacete, faites d’un fer très-grossier, n’ont aucun rapport avec les fameuses lames de Tolède ; mais, en revanche, on y voit les inscriptions les plus pittoresques gravées à l’eau-forte, et accompagnées d’arabesques d’un style à demi oriental. Quelquefois on y lit une devise empruntée aux anciennes armes castillanes, comme celle-ci, qui ne manque pas d’une certaine grandeur :
« No me saques sin razon,
« No me embaines sin honor. »
« Ne me tire pas sans raison, ne me rengaine pas sans honneur. »
Assez souvent l’inscription contient une menace fort peu rassurante pour l’adversaire :
« Si esta vivora te pica,
« No hay remedio en la botica. »
« Si cette vipère te pique, il n’y a pas de remède à la pharmacie. »
C’est sans doute cette devise, employée de préférence à toutes les autres, qui a fait donner à certaines navajas le nom de navajas del santolino, plaisanterie funèbre qui signifie couteaux de l’extrême-onction.
D’autres fois la devise n’a qu’une signification purement défensive :
« Soy defensora de mi dueño solo, y viva ! »
Ou bien encore :
« Soy defensa del honor de mi dueño. »
Les navajas sont ordinairement pourvues d’un très-long ressort en fer ; de nombreux crans, ménagés au talon de la lame, viennent frapper ce ressort quand on ouvre l’instrument, ce qui produit un petit bruit sec à peu près semblable à celui que fait un fusil ou un pistolet qu’on arme, mais beaucoup plus prolongé, puisqu’on compte quelquefois jusqu’à douze et quinze crans sur les grandes navajas : il n’est pas rare d’en voir dont la longueur dépasse un mètre ; il est vrai que celle-la ne sont que des objets de pure fantaisie, dont on ne fait pas usage : la longueur des navajas ordinaires ne dépasse guère une media vara, ou quarante-cinq centimètres environ, ce qui est déjà bien honnête pour un couteau. Les Espagnols leur donnent plaisamment le nom de cortaplumas, canif, de mondadientes, cure-dent, ou d’alfiler, qui signifie simplement une épingle.
L’art de manier la navaja a ses principes et ses règles, tout comme l’escrime, et compte des maîtres très-renommés, principalement à Cordoue. Nous eûmes un jour la curiosité de prendre dans cette ville quelques leçons d’un professeur, d’un diestro ; il nous démontra son art au moyen d’un simple jonc, qui replaçait pour nous le fleuret démoucheté. Le principal coup, le coup classique, consiste à faire sur la figure de l’adversaire une ou deux balafres avant de lui porter un coup d’estoc de bas en haut : de cette manière, si on manque son ennemi, on a du moins la consolation de lui peindre un chebek, pintar un javeque, expression qui vient sans doute de ce que la cicatrice est longue et effilée comme la voilure de ce bâtiment méditerranéen. Il n’est pas rare de voir de ces balafres sur la figure des charranes ou barateros, gens de la classe la plus infime. Quand nous arriverons à l’Andalousie, nous aurons l’occasion de revenir sur ce sujet avec plus de détails.
On tire donc en Espagne la navaja, comme chez nous on tire l’épée, et ces duels sont souvent des plus terribles : il arrive parfois que deux barateros se défient, s’enferment dans une cour étroite, et, n’ayant d’autre défense que la veste placée sur le bras gauche, se portent des coups jusqu’à ce que l’un des deux reste sur le terrain.
Le puñal espagnol ressemble beaucoup au poignard corse : quelquefois la lame est percée à jour et munie de petits crans, aimable précaution qui a pour but de déchirer la plaie et de rendre la blessure plus dangereuse.
Ici se présente une bien grave question : les Espagnoles portent-elles, suivant l’antique réputation qu’on leur a faite, le poignard à la jarretière ? On parlait bien autrefois de manolas armées de la sorte, et on les appelait même las del cuchillo en la liga, littéralement : celles au couteau dans la jarretière. Je possède un petit poignard fort mignon, un puñalico, qui porte pour devise :
« Sirvo a una dama »
seulement l’inscription n’est pas assez explicite pour nous apprendre si le poignard servait à une dame pour cet usage si intéressant… Espérons-le cependant, pour l’amour de la couleur locale !
Après avoir fait à Albacete une ample provision de puñales, de navajas et de cuchillos, en ayant soin de choisir ces armes de la forme la plus féroce, et ornées des inscriptions les plus pittoresques, il ne nous restait plus rien à voir dans le Châtellerault de l’Espagne ; aussi, nous empressâmes-nous de regagner la station pour prendre le train express venant de Madrid, et nous rendre à Alicante. Nous avons conservé le souvenir d’Albacete comme de l’un des plus affreux cloaques où il soit possible de s’embourber : à vrai dire, ce ne sont pas des rues, mais plutôt des rivières de boue liquide, pendant la saison pluvieuse : à l’époque des chaleurs et de la sécheresse, la boue est remplacée par une poussière blanche et épaisse.