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leur sont tombés sous la main. Il doit y avoir beaucoup d’innocents parmi ces malheureux ; ou du moins, la plupart ne sont coupables que de connivence avec les voleurs. Quelques mendiants sans aveu ont été aussi arrêtés dans la ville. Le gouverneur a tenu de grandes assises ; les coupables ont été jugés sommairement : quelques-uns ont eu la tête tranchée, beaucoup ont été condamnés à la cangue, mais aucun de ceux qui ont été arrêtés n’a échappé aux coups de bâton. Ces exécutions ont répandu la terreur ; les vols et les attaques à main armée ont presque cessé, et, quoique quelques innocents aient payé pour les coupables, Tchoung-heou a pu se vanter hautement auprès du gouvernement de Pékin d’avoir fait son devoir.

« J’ai eu la curiosité d’assister à une des dernières séances de justice, et, sur ma demande, une place m’a été réservée d’où je pouvais voir sans être vu.

Voleur conduit et fustigé par des agents de police. — Dessin de Janet Lange d’après une planche chinoise.

« Le prétoire n’a rien de remarquable au point de vue architectural. Il est défendu par un grand mur de clôture presque aussi élevé que l’édifice principal. La première cour d’entrée est entourée de bâtiments qui servent de prisons ; on y remarque des loges basses, grillées avec d’énormes barreaux en bambou, où on renferme les prisonniers pendant la nuit. Dans cette cour gisaient accroupis en plein soleil une foule de malheureux aux membres décharnés, à la face livide, et recouverts à peine de quelques sordides haillons. Les uns étaient attachés par le pied à une chaîne de fer rivée à un cône en fonte d’un poids tel qu’ils ne pouvaient le changer de place, et ils tournaient autour comme des bêtes fauves, dans un rayon de quelques pieds ; d’autres avaient les jambes et les bras entravés, et ne pouvaient marcher qu’en faisant des petits sauts saccadés et très-douloureux, à en juger par la contraction de leurs muscles. Un de ces condamnés avait la main et le pied droits retenus par une planche en bois haute à peine de quelques décimètres ; un soldat de police le tirait en avant par une chaîne de fer attachée à un lourd collier qui emprisonnait son cou, tandis qu’un autre bourreau le fustigeait par derrière pour le faire avancer. Le malheureux se traînait avec peine sur sa jambe restée libre, le corps courbé en deux, dans la position la plus pénible. Dans un coin de la cour, d’autres prisonniers subissaient leur condamnation à la cangue et à la cage. J’y remarquai une scène touchante : un voleur était enterré tout vivant dans une cage de bois. Qu’on se figure un lourd cuvier renversé sous lequel on fait accroupir un être humain, après avoir fait passer sa tête et ses mains dans des trous ronds tellement étroits qu’il ne peut ni les remuer ni les retirer. La cage de bois pèse sur ses épaules ; quelque mouvement qu’il fasse, il faut qu’il la traîne avec lui. Quand il veut se reposer, il doit s’accroupir sur les genoux dans la posture la plus fatigante ; quand il veut faire de l’exercice, il peut à peine soulever cette lourde machine. On recule d’effroi en songeant à ce que doit être l’existence d’un homme condamné à un mois d’un pareil supplice. Cet infortuné ne pouvant ni manger ni boire, sa femme s’était chargée de ce soin : elle était debout près de la cage, et tirait d’un panier qu’elle avait apporté quelques grains de riz et de petits morceaux de porc qu’elle lui faisait avaler avec des bâtonnets ; elle essuyait de temps en temps avec un vieux morceau d’étoffe la figure livide de son mari qui ruisselait de sueur, tandis que son petit enfant, qu’elle portait attaché par une courroie sur son dos, souriait dans son ignorance de la douleur, et jouait avec les boucles de la chevelure flottante de sa mère. Ce spectacle m’a vivement ému, et j’ai pressé le pas pour ne pas céder à la tentation de me révolter contre ces atrocités.

    Chine annoncent que cette insurrection fomentée en partie par les musulmans s’est rendue extrêmement redoutable et a été sur le point de s’emparer de la ville de Tien-tsin.