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Condamné à la cangue nourri par sa femme. — Dessin de Gibert d’après une planche chinoise.

« L’entrée du prétoire est décorée d’un portail extérieur où sont peintes en couleurs éclatantes des scènes mythologiques.

« Mais voici que les portes à deux battants s’ouvrent avec fracas devant la foule qui se presse dans la première cour. Au fond de la grande salle, sur une estrade élevée, j’aperçois Tchoung-heou dans son costume d’apparat, entouré de ses conseillers et des officiers de justice subalternes. Devant lui, sur une table recouverte d’un tapis rouge, sont les cahiers des procédures criminelles, les pinceaux et la palette pour l’encre de Chine, un casier recouvert d’étoffes où sont les codes et les livres de jurisprudence qu’il doit consulter, enfin un vaste étui qui contient des morceaux de bois peints et chiffrés. Derrière le mandarin, est son porte-éventail et deux enfants richement vêtus de soie, qui élèvent au-dessus de sa tête les insignes de sa dignité. Sur les douze marches de pierre qui mènent à l’estrade sont échelonnés, d’abord le bourreau, reconnaissable à son chapeau en fil de fer et à sa robe rouge ; il appuie sa main droite sur un énorme rotin, tandis que la gauche est armée d’un sabre recourbé ; puis ses aides et les greffiers de justice qui agitent tous, avec un cliquetis épouvantable, différents instruments de torture, et qui poussent à l’unisson des cris affreux pour jeter l’effroi dans le cœur des coupables. Tout autour sont groupés des soldats de police, coiffés du bonnet mandchoux à gland rouge, et armés d’une pique courte et de deux sabres contenus dans le même fourreau. L’intérieur du tribunal est orné de draperies rouges, sur lesquelles sont inscrites des sentences, et de lanternes représentant des monstres ; enfin, tout a été fait pour frapper par le spectacle imposant de l’appareil judiciaire la foule avide et curieuse qui se répand sous les portiques des galeries latérales.

« J’assistai, d’un cabinet réservé situé derrière l’estrade de justice, à la condamnation d’une dizaine de voleurs. Je ne m’étendrai pas sur les scènes de torture qu’amenèrent leurs négations répétées. L’accusé persistait à nier, le juge jetait devant le bourreau un de ces bâtons peints ou jetons placés sur sa table dans un étui et qui contenait la désignation du nombre de coups de rotin ou le genre de torture qui devait être infligé. L’exécution se faisait immédiatement, sous les yeux du juge et des greffiers, qui enregistraient soigneusement les demi-aveux que laissait échapper la victime au milieu de ses cris de douleur. Qu’il me suffise de dire avec quelle incroyable abnégation les inculpés supportaient d’affreuses tortures sans vouloir avouer ni dénoncer leurs complices, et avec quelle extrême indifférence la multitude assistait à ces scènes d’horreur. Les Chinois sont là comme à un spectacle qu’ils regardent avidement. Quand le coupable avoue, on le poursuit de huées pour railler son manque de courage ; s’il persiste dans son silence, malgré les tourments, toutes les bouches exaltent sa fermeté. Les curieux s’installent au prétoire de justice pour toute la journée : ils y sont accroupis dans toutes les positions, buvant et mangeant les provisions qu’ils ont eu soin d’apporter, riant a haute voix et s’interpellant les uns les autres.

L’indifférence pour la mort et le mépris de la douleur sont poussés à un point excessif dans ce pays : j’ai rencontré plusieurs fois à Pékin des bandes de condamnés à mort et qu’on traînait au supplice : ces malheureux se retournaient en me voyant passer, me montraient du doigt, et chuchotaient entre eux, comme s’ils n’eussent pas été à quelques minutes du moment fatal qui fait trembler tous les hommes. »

La police de Pékin est assez bien organisée, et on jouit dans cette capitale d’une sécurité aussi grande que dans les principales villes d’Europe. Le préfet de police, qui est toujours un mandchoux, s’intitule le général