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ivresse terrible. L’abus qu’eu firent nos soldats dans la campagne de Chine amena beaucoup de dysenteries mortelles dans l’armée.

Les maisons de thé vendent des liqueurs alcooliques, mais ce sont surtout les restaurants et les auberges qui en font un grand débit.

Nous ne parlerons pas de la production du thé, ni de la vaste industrie qu’il alimente ; c’est un sujet qui appartient en propre à la Chine méridionale ; disons seulement que l’usage du thé n’est pas moins répandu dans le nord que dans le sud : entrez-vous dans une à maison ? aussitôt on vous offre le thé, c’est le signe de l’hospitalité. On vous en sert à profusion ; dès que votre tasse est vide, un serviteur muet la remplit, et ce n’est qu’après en avoir avalé une certaine quantité, qu’il vous sera permis par votre hôte d’exposer l’objet qui vous amène. Les maisons de thé sont aussi multipliées que les cafés et les cabarets en France ; l’élégance de l’ameublement et du service ainsi que l’élévation des prix les distinguent entre elles : le riche marchand et le désœuvré élégant, évitant de s’y rencontrer avec l’ouvrier aux mains noires et le rude campagnard, ne se réunissent que dans les maisons consacrées par le bon ton. Les maisons de thé se reconnaissent au laboratoire qui occupe le fond des salles et qui est garni de vaste bouilloires, de théières massives, de tours et d’étuves alimentant d’eau bouillante des chaudrons monstrueux aussi hauts qu’un homme. Une horloge singulière est placée au-dessus du laboratoire : elle se compose d’un gros bâton d’encens moulé portant des marques à égale distance, afin que le progrès de la combustion de la mèche donne la mesure des heures. C’est ainsi que les Chinois peuvent se servir littéralement de l’expression : consumer le temps. Le matin et le soir les salles sont pleines d’habitués qui, moyennant deux sapèques, prix d’entrée, viennent y parler d’affaires, y jouer, y fumer, y entendre de la musique, et assister aux farces des saltimbanques et aux tours de force des jongleurs et des athlètes. Ces deux sapèques donnent encore droit à une consommation de dix tasses de thé (tasses minuscules, il est vrai), que de nombreux garçons portent, en courant dans toutes les directions, sur des plateaux garnis de gâteaux et de fruits secs.

Carte de visite chinoise.

« Un jour, nous écrit M. X., officier au 101e de ligne, nous avons voulu dîner à la chinoise dans un restaurant chinois ; le prix convenu d’avance par l’entremise de nos coolies était de deux piastres par tête, ce qui constitue une somme considérable, eu égard au bon marché des denrées alimentaires. Comme préparation au dîner, il nous a fallu franchir un dédale de ruelles peuplées de bouges où croupissent, en empoisonnant l’air de leurs exhalaisons, des milliers de mendiants en guenilles. À l’entrée du carrefour où s’élève le restaurant, il y a des tas d’immondices composés de vieilles bottes de légumes, de charcuterie pourrie, de chiens et de chats morts, et dans tous les coins des ordures aussi désagréables à l’odorat qu’à la vue. Il faut avoir l’estomac solide pour avoir encore faim après avoir traversé cet étalage peu appétissant. À la porte de l’établissement sont assis des buveurs de thé et des joueurs qui paraissent fort peu se soucier de ce voisinage pestilentiel : nous avons le courage d’en faire autant, après avoir admiré les deux lanternes monstrueuses qui décorent l’entrée et l’enseigne qui porte en grosses lettres : Aux trois vertus par excellence. Espérons que la probité sera une de ces trois vertus, et que le restaurateur nous en aura donné pour notre argent.

« Notre entrée dans la salle principale excite une certaine émotion ; quelque habitués que les Chinois soient à nous voir, notre vue excite encore chez eux une curiosité mêlée d’effroi, surtout dans ce quartier où les Européens s’aventurent rarement. On nous a préparé deux tables carrées entourées de bancs en bois, sur lesquels