Page:Le Tour du monde - 10.djvu/85

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on a placé, par une gracieuse exception, des coussins rembourrés. Des garçons s’empressent autour de nous avec des théières en grès rouge et des tasses en métal blanc ; il n’y a pas de cuillers, on jette de l’eau chaude sur une pincée de feuilles de thé placée dans chaque tasse, et nous sommes forcés d’aspirer l’infusion par un petit trou ménagé dans le couvercle de nos tasses[1]. Après nous être acquittés de ces fonctions en vrais Chinois, nous demandons le premier service qui se compose d’une foule de petits gâteaux à la graisse, sucrés, mais très-mauvais, de fruits secs et, comme hors-d’œuvre, d’une sorte de caviar ou de salaison où entrent des intestins, des foies, des rates de poisson ; le tout confit au vinaigre, puis des crevettes de terre cuites à l’eau salée, ce sont tout bonnement de grosses sauterelles : ce mets, en usage dans tous les pays chauds, n’est réellement pas mauvais. Nous ne faisons pas grand honneur au premier service, que remplace immédiatement le second. Les garçons placent sur la table des assiettes ou plutôt des soucoupes, car elles en ont la forme et la dimension, et des plats ou plutôt des bols contenant du riz accommodé de différentes manières avec de la viande découpée en petits morceaux et dressée en pyramides. Des bâtonnets accompagnent ces plats succulents. Comment allons-nous faire ? Il faut être tout ce qu’il y a de plus Chinois pour pouvoir manger avec ces deux petits morceaux de bois, dont l’un fixe, se tient entre le pouce et l’annulaire, tandis que l’autre, mobile, se manie avec l’index et le doigt du milieu. Les indigènes portent la soucoupe à leurs lèvres et avalent leur riz en le poussant avec les bâtonnets : c’est ce que nous essayons en vain de faire, d’autant plus que nous rions tellement qu’il nous est impossible de nous livrer à une expérimentation sérieuse. Nous ne pouvons cependant compromettre notre dignité de civilisés en mangeant avec nos mains comme des sauvages ! Heureusement l’un de nous plus avisé a apporté un nécessaire de campagne contenant une cuiller, une fourchette et un couteau. Chacun plonge successivement la cuiller dans le bol qui est devant lui, mais avec une certaine défiance qui paralyse la dégustation de ces mets de haute saveur. Enfin apparaissent des plats moins mystérieux, et en quantité suffisante pour rassasier cinquante personnes : des poulets, des canards, du mouton, du porc, du lièvre rôti, des poissons et des légumes bouillis. On nous sert en même temps du vin blanc de raisin et du vin de riz dans des tasses microscopiques en porcelaine peinte ; aucune de ces boissons, même le thé, n’est sucrée, en revanche elles sont bouillantes ! Le repas se termine par un potage qui n’est autre chose qu’un gros ragoût nageant dans une sauce abondante.

Servante annonçant le dîner en frappant sur le gong. — Dessin d’Émile Bayard d’après une peinture chinoise.

« Plus rassasiés que satisfaits, nous aurions voulu quelques mets plus chinois, des nids d’hirondelles ou une fricassée de racines de ging-seng, mais il paraît qu’il faut commander ces mets recherchés plusieurs jours à l’avance et qu’ils se payent au poids de l’or. Nous allumons nos cigares, en dégustant du tafia qui commence à être très-répandu dans les restaurants chinois, et nous regardons autour de nous : la fin de la journée s’avance, les salles, d’abord à peu près vides, se garnissent de nombreux consommateurs, qui, après nous avoir épiés à la dérobée, se livrent sans contrainte à leurs occupations habituelles. Des jeunes gens fardés et costumés comme les femmes circulent autour des tables, les garçons chantent à haute voix le nom et le prix des consommations que répète à l’unisson un huissier placé près du comptoir où siége le maître de l’établissement. Des marchands jouent à pigeon-vole : l’un annonce les chiffres de un à dix avec ses doigts ; les autres doivent deviner dans ses yeux et lever en même temps que lui le même nombre de doigts ; le perdant boit une tasse de vin de riz.

« Cependant la salle se remplit d’odeurs nauséabondes, où domine la fumée de l’opium. C’est l’heure des fatales ivresses ! Les fumeurs au teint jaune, aux yeux caves, se retirent mystérieusement dans des cabinets placés au fond de la salle. On les voit s’étendre sur des lits garnis de nattes et d’un oreiller en crin dur ; puis d’épais rideaux de feutre se ferment, impuissants à dérober aux yeux les orgies qui se préparent. Il est temps de partir : même pour de vieux soldats, bronzés par tous les climats, il y a en Chine des choses qui font monter la rougeur au front et le dégoût aux lèvres ! »

Dans le récit suivant que nous devons encore à M. Trèves, on pourra, aux habitudes grossières du restaurant public, comparer le cérémonial, l’étiquette et la recherche d’un repas d’apparat donné par un grand personnage :

« La Chine est le pays des apparences : apparences de vertu, apparences de probité ! Aussi, est-ce le pays où les règles de politesse, où les convenances obséquieuses sont poussées le plus loin. Depuis que nous

  1. Toutes les tasses à thé ont un couvercle en métal pour conserver l’arome et empêcher que le buveur n’avale les feuilles.