Page:Le Tour du monde - 10.djvu/95

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est la fille de l’empereur détrôné, vient exposer ses chagrins ; elle sanglote à fendre le cœur, elle s’arrache les cheveux, et ne veut pas être consolée. Les actrices paraissent fort jolies et cependant ce sont des jeunes gens, car l’empereur Hien-long a défendu aux femmes de paraître sur la scène, la profession de comédien étant regardée comme déshonorante. Ils sont si bien frisés, si bien habillés, ils trébuchent si naturellement sur leurs pieds chaussés du brodequin de théâtre qu’il est impossible de ne pas se faire illusion. Voici le prince chinois (l’inévitable amoureux) qui s’est introduit furtivement dans le palais pour enlever sa fiancée ! Surprise, duo d’amour moitié chanté, moitié parlé ; la princesse, s’approchant de la rampe en mettant la main sur son cœur, exprime sa joie par une psalmodie monotone, qui se termine en une note aiguë qu’elle conserve sur le même ton et sans respirer pendant quelques minutes. Ce tour de force musical hautement apprécié par les connaisseurs excite un enthousiasme indescriptible ; les spectateurs se lèvent, on entend sortir de toutes les bouches l’exclamation hao (bon), et en même temps on frappe de grands coups sur les tables avec les tuyaux des pipes ; c’est la manière d’applaudir. Mais, ô trahison ! le conquérant tartare se précipite dans la salle suivi de ses gardes ! il voit tout, il sait tout ! il roule des yeux furieux, brandit un sabre d’une main, une hache de l’autre, et marche à grandes enjambées alternatives comme les traîtres de nos mélodrames. La princesse se jette à ses genoux ; il la repousse brutalement et fait charger de chaînes le prince amoureux, son rival. Le conquérant tartare s’est fait une figure effroyable ; il a des sourcils hérissés comme des poils de sanglier, et une barbe noire en soie tressée qui tombe en anneaux sur sa vaste poitrine. Les costumes sont magnifiques, éclatants d’or, d’argent et de broderies, et imitent avec une exactitude rigoureuse ceux de l’époque où s’est passé le drame qu’on représente. Mais je ne continuerai pas cette énumération des scènes, d’autant plus que, ne sachant pas le chinois, et l’intrigue allant toujours en se compliquant, je finis par en perdre le fil : il me paraît seulement que, méprisant la règle des trois unités, l’auteur fait entre deux scènes franchir à ses personnages plusieurs années de leur existence. Enfin au dénoûment l’usurpateur étranger vainqueur de tous ses ennemis vient mettre sa gloire et sa couronne aux pieds de la fille de l’empereur chinois qu’il avait détrôné, et cette dernière, oublieuse de son amour et du sang de son père qui crie vengeance, accepte la main et la moitié du trône offertes par le galant vainqueur, consacrant ainsi le pouvoir impérial dans une nouvelle dynastie.

« La pièce s’était jouée sans interruption ni entr’actes : dès qu’elle fut finie, le directeur de la troupe nous récita une moralité historique, dans laquelle il annonça au milieu de l’approbation générale qu’il avait voulu démontrer dans ce drame la légèreté et l’inconstance des femmes dont tout citoyen sensé doit se défier.

« Dans la seconde pièce, allégorie du mariage de l’Océan et de la Terre, les acteurs ont tous des masques plus ou moins singuliers. Il y a des diables, des génies, des licornes, des hippogriffes, des poissons ; les figurants changés en plantes marines ont caché leurs têtes sous des enveloppes de carton peint représentant des fleurs de tien-wa et de nénuphar avec les corolles ouvertes ; d’autres, portant les flots de la mer en guise de tête, exécutent à un moment donné une danse de caractère en s’agitant en mesure sous leurs surtouts de carton, tandis que l’orchestre gronde ; c’est l’Océan en courroux.

« Mais la journée s’avançait ; la foule se retira avec un ordre et une décence admirables, sans bruit, sans disputes. La nuit est faite pour dormir, a dit le législateur chinois, et aucun théâtre ne doit rester publiquement ouvert après le coucher du soleil.

« Cette représentation chez Tchoung-louen est analogue a celles que j’ai déjà vues dans les maisons de thé à Tien-tsin : là, on paye cent sapèques d’entrée (environ un franc), mais on a le droit de consommer un certain nombre de tasses de thé, de petits gâteaux et de fruits secs. Le théâtre est moins luxueux, mais la salle est entourée de vastes galeries où vont se placer en dehors de la foule les lettrés et les riches négociants. »

Outre les théâtres véritables, il y a à Pékin quantité de bateleurs, de saltimbanques, d’escamoteurs, des troupes d’acrobates, des danseurs et danseuses de corde, et enfin des hippodromes ambulants.

Certains industriels montrent les marionnettes qui sont absolument semblables à celles d’Europe. Lequel des deux peuples a enseigné à l’autre cette invention singulière ? Le mot d’ombres chinoises dont nous nous servons semblerait prouver que les Chinois ont eu la priorité. Le bateleur qui met les poupées en mouvement, monté sur un tabouret, est enveloppé jusqu’à la cheville du pied dans de larges draperies de cotonnade bleue. Une boîte représentant un petit théâtre est appuyée sur ses épaules et s’élève au-dessus de sa tête ; ses mains agissent sans qu’on devine le moyen mécanique qu’il emploie, pour imprimer des allures de comédie à de très-petits automates.

Les marchés de Pékin ne présentent rien d’extraordinaire aux recherches d’un amateur européen. Dans les derniers temps de séjour de M. et de Mme de Bourboulon, l’immense curiosité qui les avait accueillis à leur arrivée s’étant émoussée peu à peu, il leur devint facile de parcourir toute la ville en voiture et à cheval, et de pénétrer plus en détail les mœurs intimes des habitants. Une vieille Galloise, femme de charge du ministre d’Angleterre, allait chaque jour en charrette faire ses emplettes au marché, disputant et criant après les marchands, au milieu d’une population paisible et courtoise. Elle y fut plus d’une fois victime de l’astuce des vendeurs qui dépasse tout ce qu’on voit en ce genre dans les marchés européens : un jambon de magnifique apparence n’était souvent qu’un morceau de bois enveloppé d’une terre grasse et rouge artistement recouverte d’une peau de cochon, des volailles empaillées avec soin avaient en place de chair de l’étoupe et des cailloux.