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après Bagdad, la Maison du Salut. Les Impériaux la reprirent en 1686, après un siége mémorable ou figurèrent, comme à Nicopolis et à Saint-Gothard des représentants de toute la chrétienté, des grands d’Espagne, des marquis français, des comtes italiens, des lords anglais, des princes allemands de sang royal. La défense fut héroïque ; les Turcs refusèrent jusqu’à la fin de capituler, et se firent tuer jusqu’au dernier sur les remparts. Parmi les combattants chrétiens, se trouvait aussi le comte de Marsigli, géographe et naturaliste, à qui nous devons une monographie du Danube, en latin (3 vol. in-fol.), la plus complète qui existe. C’est lui qui déterra, dans les souterrains du palais impérial, les manuscrits de la bibliothèque du grand Corvin, déposés aujourd’hui à la bibliothèque de l’Institut de Bologne.

Aujourd’hui Bude est redevenu hongrois, ou plutôt autrichien. Il est la capitale officielle, et la résidence du gouverneur. Il héberge l’administration et l’armée, et sa forteresse, toujours armée, tient encore, comme au temps de l’occupation ottomane, l’esprit de la Hongrie sous ses canons. La ville a cinquante-cinq mille habitants (Pesth 131 000) et peu ou point de commerce ; mais elle possède un vaste arsenal et de superbes casernes. C’est une citadelle encore plus qu’une capitale. On ne rencontre dans ses rues que des soldats et des patrouilles. J’y remarque cependant quelques vieilles églises, la cathédrale entre autres, jadis transformée en mosquée par les Turcs, et d’assez beaux palais. Mais palais et églises sont trop voisins de la forteresse. Ils ont l’air de fraterniser avec elle. Cela suffit pour en gâter l’architecture. En résumé Bude me paraît un séjour maussade. Je ne suis pas seul, à ce qu’il paraît, de cet avis. Car, chaque jour, des centaines d’étrangers visitent Pesth ; à Bude je n’en rencontre pas un seul.

Pourtant, du grand plateau, isolé sur trois faces, qui porte le quartier noble de Bude, on a des vues admirables sur la montagne : sommets boisés, pentes couvertes de vignobles, villas, vallons ombreux, sentiers pittoresques, rampes fleuries. Malheureusement au nord, à l’ouest et au sud, ces perspectives gracieuses sont dominées et écrasées par trois monts aux flancs incultes, hérissés de bastions et de noms tudesques.

Le retour du marché de Pesth. — Dessin de Lancelot.

Dans ce que j’ai appelé le quartier noble, parce que je n’y vois ni échoppes, ni boutiques, une large et belle rue, par ses maisons à terrasses, à grilles et à jardins, me rappelle l’Italie. Mais à cette rue et à ces maisons, il manque ce qui surabonde en Italie, le mouvement, la vie. Les trottoirs qui bordent la chaussée sont envahis par une herbe épaisse. Les volets des maisons sont presque tous clos, les jardins déserts ; à l’angle de la dernière maison, je lis : Fortuna gasse. Ô la rue bien nommée ! les pauvres riches ! Pas de chants, pas de promenades sous les arbres, pas d’enfants jouant dans les herbes, pas de rires ! De quoi vivent-ils ?

À la maison de Ville, gardée comme un fort, sous des arcades que ferment des barrières badigeonnées aux couleurs autrichiennes, fond jaune contourné par une bande noire en spirale, un jeune Hongrois qui a bien voulu m’accompagner dans mon excursion me montre un drapeau autrichien, noirci, troué, déchiré par la poudre et les balles. Une fière mine de drapeau, ma foi !