en dépit du soldat blanc, à culotte bleue collant sur des jambes torses, qui monte la garde en face.
« C’est leur drapeau de Solférino, me dit le Hongrois ; ils voudraient nous faire croire qu’ils en sont fiers. Mais pour cela il ne suffit pas qu’il soit en lambeaux. Les drapeaux glorieux sont ceux qui secouent de leurs plis les idées nobles et généreuses. Celui-là, voyez, la seule idée qu’il éveille est exprimée par l’aigle à deux têtes qui n’y figure plus que par les griffes. Quelques balles de plus, il n’en restait qu’un bâton et le Croate qui le garde serait aussi soumis et aussi respectueux devant lui… la schlague l’a dressé. » Si l’on trouve mon ami un peu vif, dans l’expression de ses rancunes, je crois qu’à la fin de notre promenade on l’excusera.
Il faisait chaud ; nous entrâmes dans un café. La salle était décorée de portraits lithographiés de généraux, de magnats, de personnages politiques hongrois. J’avais déjà remarqué ces mêmes portraits dans la plupart des établissements publics de Pesth, et j’avais été frappé de l’énergie, de l’enthousiasme dont étaient empreintes ces physionomies, la plupart jeunes et remarquablement belles.
« Regardez, me dit mon ami ; c’est la galerie de nos grands hommes. Ils ne sont pas là tous, à beaucoup près. Mais quand vous saurez l’histoire de ceux-ci, vous connaîtrez tous les autres.
« Le prince Véroniéki. Il a été pendu.
« Le général Damjanich. Pendu !
« Pendu aussi, ce vieillard vénérable, Sigismond Perenyi !
« Le général Vecsey. Pendu !
« Le baron Mednianski. Pendu !
« Nagy-Sandor. Pendu !
« Le comte Louis Bathyani. La clémence impériale royale s’est étendue sur lui. Il a été simplement fusillé !
« C’étaient des patriotes ! Et celui-là aussi, le comte Szechenyi, le grand comte, comme on l’appelle, c’était un patriote aussi ! Il employa une immense fortune à fonder des écoles, à doter l’Académie. Il fit courir le long de la rive gauche du Danube, creusée dans le rocher et suspendue aux flancs de la montagne, grandiose comme une œuvre romaine, la route que vous verrez. Lui n’a été ni pendu ni fusillé ; aimé et honoré pour le bien qu’il a fait, il pensait à celui qu’il voulait faire encore… lorsqu’il mourut trop vite à la suite d’un festin… Tout patriote ici est un martyr et nous sanctifions Szechenyi avec les autres, ainsi que Teleki le dernier.
— Je comprends, dis-je, vos rancunes. Mais ce que je comprends moins, c’est que l’Autriche permette de pareilles exhibitions. Je ne l’eusse pas crue aussi débonnaire envers les morts.
— Ah ! me répondit-il, vous ne connaissez pas l’Autriche. Avant tout, elle a besoin d’argent. Elle est sans cesse à combiner les moyens de faire entrer des métalliques dans ses caisses d’où il ne sort que du papier. Un de ces moyens, c’est de frapper un impôt sur le sentiment national de ses peuples. Ainsi Pesth possède une université nationale, une académie nationale, un musée national, un hôtel national des Invalides. Allez à Prague ! vous y trouverez de même un institut, un musée tchèques, avec l’écusson national de la Bohême en regard de l’aigle à deux que je viens de nommer et que vous avez vus à Pesth appartiennent à la Hongrie, qui les a édifiés, et les entretient de ses deniers, au moyen de souscriptions et de dons volontaires.
« L’Autriche laisse faire, mais sous une forme ou sous une autre, elle a soin de prélever sa dîme. Ainsi lors de l’inauguration de la galerie de peinture, formée tout entière de dons patriotiques, on crut devoir cette politesse au souverain de la Hongrie de placer dans la grande salle son portrait en pied. Une souscription fut ouverte avec l’autorisation de l’autorité supérieure. Elle produisit quelque vingt mille florins, c’est-à-dire beaucoup plus que la somme convenue avec le peintre. Le fisc prétendit mettre la main sur l’excédant, et il ne fallut pas moins que les instances réitérées d’un haut personnage et son intervention personnelle auprès de l’empereur, pour lui faire lâcher prise. Cette année, le Musée, où la Diète tient provisoirement ses séances, a été imposé pour une somme énorme à titre de propriété privée, si bien qu’à l’ouverture de la cession, le président, se tournant vers les députés leur a dit : « Messieurs, vous savez qu’il nous faut payer notre loyer. Cotisons-nous donc ! » Une autre fois le gouvernement, ayant jugé indispensable d’augmenter la garnison de Pesth, et ne sachant où loger les soldats, les pauvres invalides hongrois ont