de fer valaques, lesquels, malheureusement, n’existent encore qu’à l’état de projet. Si jamais ils s’achèvent, il ne faudra pas plus de soixante-douze heures pour franchir les six à sept cents lieues qui séparent Paris de Bucharest.
Tout ce que l’on aperçoit de Basiach, c’est une hôtellerie dont la façade regarde le fleuve, puis la gare des dégagements qui s’étend à gauche et à droite, parallèlement à la grande route de Szechenyi, à l’abri de mamelons boisés qui s’arc-boutent en contre-forts. Le paysage est triste. Le cap qui s’avance vis-à-vis de Basiach, sur la rive serbe, inégal, tourmenté, projette au-dessus de l’eau un massif de rochers rougeâtres recouvert d’une terre sablonneuse où s’étalent de belles nappes de bruyères roses. À un coude brusque du Danube, s’avance, comme pour lui barrer le passage, un écueil portant les ruines, encore imposantes, d’un ancien château fort que couronne un donjon très-élevé. « C’est Rama », me dit un vieux marin, qui depuis 1835 navigue sur le Danube et qui connaît à fond l’histoire de sa navigation encouragée à regret d’abord par l’Autriche et vue d’un mauvais œil par la Turquie. Malheureusement ou heureusement, l’histoire et la légende sont tellement mêlées dans ses récits qu’il est parfois bien difficile de distinguer l’une de l’autre. De plus il est Italien, et à ce titre, comme toute la contrée abonde en souvenirs romains, il se considère ici comme dans sa patrie, et se croit obligé de m’en faire les honneurs. Son enthousiasme ne tarit pas. Je m’en défie un peu, mais il ne me déplaît pas autrement. S’il est permis de médire parfois de son pays quand on y est, il est mieux encore de le défendre et de le glorifier quand on en est loin.
À Golumbacz, il me montre une admirable ruine, la plus belle des bords du Danube. Qu’on se figure une pyramide de rochers nus sortant du lit du fleuve et sur laquelle s’entassent de la base au sommet une succession de tours et de donjons reliés entre eux par des chemins couverts et des remparts crénelés, jusqu’à l’extrême pointe couronnée par une tour ronde gigantesque. Du pied de cette tour un des côtés de la pyramide descend jusque dans le fleuve par des degrés de rochers à pic. Une barque mâtée, d’une assez grande dimension, abritée par une échancrure du roc, disparaît dans l’ensemble imposant de ces constructions et de la masse de granit qui les porte. Murailles et rochers, d’une belle teinte rougeâtre uniforme à ce point qu’on les croirait le même bloc, se détachent d’une encoignure de la montagne boisée et coupée par d’énormes crevasses.
Golumbacz a aussi sa légende. Le héros de cette légende est un certain Borutchaous, Valaque de naissance, brigand de profession, lequel vint il y a quelque cent trente ou cent quarante ans s’établir dans ces ruines, encore habitables à cette époque.
La forteresse romaine, transformée en couvent par des moines après l’invasion des Barbares, avait été si solidement construite, que les Turcs eux-mêmes — grands démolisseurs, comme on sait — n’avaient pu entièrement la détruire. Plusieurs salles qui n’existent plus aujourd’hui — car le temps cause plus de ravages encore que les hommes — étaient encore debout. C’est là que Borutchaous vint s’établir avec ses hommes, comme des vautours dans leur aire. Si les toits du château le protégeaient mal, lui et ses compagnons, contre les intempéries des saisons, ses murailles le mettaient à l’abri de toute surprise, de toute attaque extérieure, et c’est tout ce qu’il lui fallait. Car il avait souvent maille à partir avec ses voisins, ne vivant que de combats et de rapines, faisant de continuelles razzias dans la plaine, forçant les habitants des campagnes à dix lieues à la ronde à lui payer tribut, rançonnant les barques qui montaient ou descendaient le fleuve, car chez lui le brigand était doublé de pirate. Il prenait le titre de roi : aussi l’était-il, roi sur la terre, roi sur les eaux. On envoya contre lui des armées ; aucune ne put le vaincre, et il mourut tranquillement dans son lit, plein de gloire et d’années, laissant, comme Alexandre, son empire au plus digne. Le plus digne se laissa prendre : fut-ce par un capidgi turc ou par un caporal autrichien, l’histoire ne le dit pas ; et la légende elle-même, qui ne tarit pas sur les exploits de Borutchaous, est muette sur le compte de ses successeurs.
Les accidents et les phénomènes naturels de la rive gauche du fleuve ont donné lieu également à une foule de récits merveilleux. Là les rochers sont crevassés de larges cavernes que le fleuve a creusées dans ses jours de colère. L’une de ces cavernes appelée le Mückenhölle, « le Trou des Cousins, » est célèbre dans les contes populaires. C’est là, dit-on, que saint Georges, vainqueur du fameux dragon, abandonna le corps du monstre. Le cadavre putréfié donna naissance à des légions de cousins, qui, chaque année, vers le mois de juin s’échappent du fond de la caverne et se répandent dans la campagne où ils dévorent bêtes et gens. En vain, pour se préserver du fléau, a-t-on cherché à boucher l’entrée de la grotte ; aucune maçonnerie n’a pu tenir contre les assauts de ces insectes endiablés, et mortier et briques ont été aussitôt réduits en poussière.
Un peu plus loin, s’ouvre dans les rochers une autre caverne qui porte un nom glorieux dans l’histoire des luttes de l’Autriche contre la Turquie, le nom de Vétérani, général italien au service de l’empire. Une poignée de braves qu’il avait logés dans cette forteresse naturelle y tint longtemps en échec plusieurs milliers d’Arnautes et d’Osmanlis.
En aval de ce site légendaire, le Danube se jette tantôt à gauche tantôt à droite comme s’il ne savait s’il veut remonter brusquement au nord ou descendre directement au midi ; il décrit de brusques zigzags en se brisant avec bruit aux promontoires qui le repoussent et le contiennent. Ces promontoires affectent la forme pyramidale et leurs assises tombent obliquement. Les hauts sommets sont couverts de bois ; et aussi, autant qu’on peut en juger dans une course rapide, les montagnes de la rive turque dominent celles de la rive hongroise. Mais des deux côtés ces montagnes ne sont que comme