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ment, comme ces villes sont tombées au pouvoir des Afghans, les gendres de l’émir véritables rois sans portefeuilles[1] — reçoivent l’hospitalité de leur beau-père. La haute surveillance du harem est dévolue à la mère du souverain, jadis une esclave persane (de Kademgihah près de Meshed) et à sa grand-mère, Hakim-Ayim ; elles y maintiennent un ordre parfait qui lui a valu un grand renom de chasteté. L’accès en est interdit aux laïques sous peine de mort. Tout regard, toute pensée qu’ils porteraient vers le séjour sacré comptent également pour crime capital. On n’y admet que le sheikh ou mollah dont le souffle sacré (nef) est d’une sainteté notoire, et ce fut à ce titre que notre collègue Hadji-Salih fut invité à s’y rendre pour administrer une dose de khaki shifa[2]. Le harem, d’ailleurs, est monté sur un pied fort économique en ce qui concerne la table, la toilette et autres nécessités quotidiennes. Les sultanes font elles-mêmes leurs habits, et de plus ceux de l’émir qui paraît regarder à tout de très-près. On dit, par exemple, que les frais de cuisine pour le palais de Son Altesse ne montent pas au delà de quinze à vingt tenghe[3] et je regarde ceci comme très-probable, aucun plat recherché ne figurant à l’ordinaire du prince qui se contente de pilau bouilli dans la graisse de mouton. Ces mots : « table royale », n’ont pas de sens dans un pays comme celui-ci, ou le même mets suffit au chef de l’État, aux agents du pouvoir, au négociant, à l’ouvrier, voire au paysan le plus pauvre.

Quand on a traversé les déserts de l’Asie centrale, Bokhara, nonobstant tout ce qui lui manque, produit encore, et à beaucoup d’égards, l’effet d’une grande capitale. J’avais maintenant à chaque repas d’excellent pain, des viandes cuites à l’eau, du thé, des fruits, etc. Je m’étais procuré deux chemises, et le bien-être de la vie civilisée avait repris pour moi tant de charme que j’éprouvai un véritable regret, lorsque le signal du départ me fut donné par mes collègues, pressés de rentrer dans leurs demeures lointaines avant que l’hiver ne vînt les surprendre.

Je projetais de pousser avec eux jusqu’à Samarkand, où la rencontre de l’émir m’apparaissait comme une nécessité redoutable ; dans une pareille passe, leur compagnie pouvait m’être utile à bien des égards. Une fois là, je me réservais de décider si je continuerais avec eux jusqu’à Khokand et Kashgar, ou si je reviendrais seul par Kerki, Karshi et Hérat.

Après vingt-deux jours de résidence à Bokhara, nous résolûmes donc de partir pour Samarkand. Comme les gens parmi lesquels nous vivions, fort prodigues de démonstrations amicales, se montraient d’ailleurs parcimonieux à l’extrême, nos finances étaient en mauvais état. Tout ce que la libéralité khivite nous avait permis d’amasser était maintenant à peu près épuisé ; ainsi que la plupart de nos compagnons, j’avais dû me défaire de mon âne et je m’étais muni, pour continuer le voyage, d’une carriole à deux roues. Certains membres de la caravane, ceux qui se rendaient au Khokand ou à Khodjend, nous avaient déjà quittés et se dirigeaient isolément vers leur destination respective. Le groupe encore réuni se composait ou des natifs de l’Endighan ou de Tartares chinois. Ceux-ci, du reste, pour gagner Samarkand, ne devaient pas suivre la même route. Hadji-Salih et les gens d’Hadji Bilal, en compagnie desquels je restai avaient pris le parti de s’y rendre directement ; les autres, voyageant à pied désiraient, passant par Gidjdovan, accomplir un pèlerinage au tombeau du saint Abdul-Khalik[4].

Rahmet-Bi me donna des lettres de recommandation pour Samarkand et je lui promis de me présenter à l’émir. La carriole nous attendait depuis quelques jours déjà dans le village de Baveddin, où selon l’usage du pays nous devions faire un second pèlerinage, notre visite d’adieu. Il est situé à deux lieues de Bokhara et renferme, je l’ai déjà dit, la sépulture du célèbre Bahaed-din-Nakishbend, fondateur de l’ordre qui porte son nom, le saint national du Turkestan, et vénéré comme un second Mohammed. Les Bokhariotes sont fermement convaincus que la simple invocation : « Baha-ed-din-Belagerdan[5] ! » préserve de toute espèce de malheurs. Les pèlerins affluent en cet endroit et il en est qui viennent du fond de la Chine. C’est l’usage à Bokhara de faire chaque semaine une course de ce genre et trois cents ânes de louage facilitent l’incessante circulation de la métropole au saint lieu.

La tombe est dans un petit jardin, borné d’un côté par une mosquée. On traverse, pour en approcher, une cour remplie de mendiants aveugles ou boiteux, dont les persévérantes importunités laissent bien loin celles de leurs confrères romains ou napolitains. En avant du tombeau se trouve la fameuse senghi murad (pierre du désir), usée et polie par les nombreux pèlerins qui sont venus y frotter leur front. Le monument est surmonté de plusieurs cornes de bélier, d’une bannière et d’un balai qui a longtemps servi à nettoyer le sanctuaire de la Mecque. On a plusieurs fois essayé de couronner le tout par un dôme ; mais Baha-ed-din, comme beaucoup d’autres saints du Turkestan, a une préférence marquée pour le grand air, et jamais la toiture ainsi édifiée n’a duré plus de trois jours. Tel est, du moins, le récit des sheikhs descendants du saint qui veillent tour à tour devant la tombe. Ils racontent aussi aux pèlerins, avec un sang-froid parfait, que leur ancêtre avait pour le nombre sept une affection toute particulière. Venu au monde dans son septième mois, à sept ans il savait le Koran par cœur, et mourut dans sa soixante-dix-septième année. En conséquence, les dons ou contributions

  1. Nous laissons subsister, malgré son inexactitude, cette locution, qui est en français dans le texte original.
  2. Poudre de santé venue de Médine, ainsi que nous l’avons déjà expliqué.
  3. Le tenghe vaut à peu près 75 centimes.
  4. Khodja-Abdul-Khalik (surnommé Gidjovani, mort en 1601), était contemporain du fameux Payende-Zammini ; sa réputation de science et de sainteté ascétique s’est maintenue intacte jusqu’à nos jours.
  5. Ô Baha-ed-din, toi qui détournes le mal !