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Page:Le Tour du monde - 12.djvu/110

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des chameaux, des chevaux et des ânes nous occupa toute une journée. À la fin le convoi se mit en marche. Nous devions en deux jours nous trouver dans le Khanat d’Andkhuy.

Pendant cette nuit paisible où mon âne, pesamment chargé, trottinait à côté de moi, je songeai avec une joie sans mélange que j’étais enfin sorti sain et sauf de ce pays de Bokhara, si redoutable aux voyageurs, et que je marchais vers notre Occident bien-aimé où j’avais pu craindre de ne rentrer jamais : « Certes, pensais-je, les résultats acquis de mon voyage ne sont peut-être pas ce qu’on pourrait désirer ; mais je rapporte avec moi une richesse que je dois préférer à toute autre, — la vie que j’avais risquée et qui me reste. J’ai chance maintenant de revoir la Perse objet de mes vœux les plus ardents… » Et cette espérance me jetait dans une sorte d’extase. Notre caravane, formée de quatre cents chameaux, cent quatre-vingt-dix ânes et un très-petit nombre de chevaux, s’étendait sur une longue file. Nous marchâmes la nuit entière, et, le matin suivant, de bonne heure, nous arrivions à la station Zeid, près de quelques puits d’eaux malsaines creusés à six milles de Kerkhi.

Nous quittâmes Zeid vers midi. Le pays tout entier n’est qu’une plaine aride et stérile où germe seulement çà et là une espèce de chardons, le fourrage favori des chameaux.

Nous avancions toujours dans la direction du sud-ouest. Nous arrivâmes le lendemain matin aux ruines d’Andkhuy.

Andkhuy était encore, il y a trente ans à peine, une ville prospère et florissante. On affirme que sa population montait à cinquante mille âmes. Elle faisait avec la Perse un grand trafic de ces belles toisons d’agneaux noirs qu’on appelle chez nous Astrakan, et rivalisait même avec Bokhara où cet article est de qualité supérieure. Les chameaux d’Andkhuy sont très-demandés dans tout le Turkestan, et ceux-là de préférence qu’on désigne sous le nom de Ner, espèce particulière que distinguent l’abondante fourrure du cou et de la poitrine, la finesse élégante des formes et une vigueur extraordinaire. Ces animaux sont devenus rares, la population elle-même ayant été détruite en partie, en partie forcée d’émigrer.

Andkhuy renferme à présent environ deux mille maisons qui constituent la ville proprement dite et huit mille tentes ou à peu près ; les unes, dans ses environs immédiats, les autres dispersées parmi les oasis du désert. On évalue à quinze mille le nombre des habitants. Les vingt-deux milles qu’il faut franchir pour se rendre d’Andkhuy à Maymene comportent pour les chameaux trois journées de marche. À neuf milles d’Andkhuy, le pays devient de plus en plus inégal et dans le voisinage de Maymene commencent de véritables montagnes.

Nous campâmes sous les murs d’une petite citadelle nommée Akhale, à quatre lieues de Maymene.

De cette dernière station nous fîmes annoncer notre arrivée à Maymene. Vers le soir, un officier des douanes, un brave Ozbeg aux manières polies, vint nous trouver et dressa son rapport. Nous repartîmes à la nuit et le matin nous étions à Maymene.

Située parmi les hauteurs, la ville de Maymene ne s’aperçoit qu’à la distance d’un quart de lieue, elle est mal bâtie, mal tenue, ses quinze cents maisons ne sont que des huttes d’argile et son bazar, construit en briques, m’a paru menacer ruines.

La route vers Hérat se continue dans un pays montagneux. Nous arrivâmes fort tard à Tchitchektoo, village-station dans le voisinage duquel existe une autre bourgade appelée Fehmguzar, regardée comme l’extrême limite du district de Maymene, et en même temps de tout le Turkestan.

C’est à Tchitchektoo que je vis pour la dernière fois des nomades ozbegs, et je ne cacherai pas que ces braves gens à la parole franche, au cœur loyal me laissèrent un véritable regret ; les Ozbegs que j’avais rencontrés dans les Khanats de Khiva et de Bokhara sont de tous les indigènes de l’Asie centrale ceux que je me rappelle avec le plus de plaisir.

Vers le soir du second jour qui suivit notre départ de Tchitchektoo, nous parvînmes à l’extrémité d’une belle vallée ; la route qui conduit à la rivière Murgab plonge dans un défilé montagneux, dont la pente rapide et les étroites proportions rendent fort difficile à certains endroits le passage des chameaux.

Il était minuit quand nous arrivâmes sur le bord de l’eau ; épuisés par cette traversée de montagnes si lente et si pénible, bêtes et gens tombèrent dans le plus profond sommeil.

En m’éveillant le lendemain à l’aurore, je vis que nous étions dans une longue vallée circonscrite par des hauteurs et dont le thalweg, où les eaux vertes et limpides de la Murgab[1] ont creusé leur lit, offrait aux yeux le spectacle le plus riant.

Pendant une demi-heure nous longeâmes la berge pour trouver un gué ; le courant, en effet, est d’une force peu commune, et, bien que l’eau ne soit pas très-profonde, on ne saurait la passer indifféremment sur tous les points, à raison des blocs de pierre qui l’encombrent.

Les chevaux entrèrent les premiers dans la rivière, ensuite venaient les chameaux, et nos ânes devaient fermer la marche. Or, on sait que ces animaux redoutent singulièrement de se mettre à l’eau et de poser le pied dans la boue. Je crus donc indispensable de caser mon havre-sac, — lequel renfermait mes manuscrits, les dépouilles opimes de mon voyage, — sur le dos d’un de nos chameaux. M’asseyant ensuite sur la selle vide, je contraignis mon âne à quitter le bord. Au premier pas qu’il fit sur le fond rocheux du rapide courant, je

  1. La Murgab prend sa source vers l’est dans de hautes montagnes qui portent le nom de Ghur et coule ensuite au nord-ouest, par Martchach et Pendjdeh, jusqu’à ce qu’elle se perde aux environs de Merv dans des plaines sablonneuses. On prétend qu’autrefois elle se jetait dans l’Oxus, mais cela paraît tout à fait impossible.