Page:Le Tour du monde - 12.djvu/128

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leur langue, pour que rien n’y reste attaché, sur le bout de plume, qui s’ajuste au bouchon de la bouteille. Les casernes exhalent une insupportable odeur de toutes sortes de choses, parmi lesquelles le chou domine. Le chou aigre est en effet, avec le gruau, la base de l’alimentation des soldats. Ils cultivent des champs, que des bataillons entiers, armés de leurs cornets de papier, viennent écheniller avec soin. Cependant ils ont quelquefois un peu de viande de boucherie, des débris, des têtes, des cœurs, des fraises de bœufs et d’autres morceaux peu en honneur, qu’ils vont laver joyeusement à la fontaine.

On voit à Riga peu de soldats de la garde, point de soldats de l’armée, mais quelquefois des cosaques et toujours des régiments de la garnison[1]. Les soldats de garnison sont des malheureux assez mal vêtus, même l’été. L’État donne peu de solde ; ce peu qu’il donne est rogné à mesure qu’il passe de main en main. Le vol est général, si général, qu’il n’est point caché et se montre au jour. Qui ne vole pas ? Un proverbe russe dit : « Le Christ volerait, mais il a les mains percées. » Un Grec vaut deux hommes, un Juif vaut deux Grecs, mais un Russe vaut deux Juifs. Un colonel d’artillerie gagne quinze mille francs ; son traitement n’est pas de moitié ; il est vrai qu’il pourrait amasser soixante mille francs, s’il était colonel de cavalerie. « Les chevaux ne se plaignent pas. » « Notre solde nous sert à payer le bottier ; reste le tailleur, disent quelques officiers ; puis il faut nous nourrir ; nous ne pouvons cependant pas manger nos bottes. » — Les conclusions ne sont pas rigoureuses.


Soldats de garnison à la fontaine (Riga). — Dessin de d’Henriet.

Un paysan est rejeté de son village pour paresse, vol ou inconduite : « Tu n’es plus digne, lui dit-on, de rester avec nous ; » on le livre en à-compte sur le recrutement ; on lui coupe la barbe, il est affranchi ; il sera libre après un long service. On l’exerce rapidement ; les verges, argument sans réplique, jouent un rôle dans son éducation. Il endosse une capote, le voilà soldat ; assez bien vêtu, s’il est dans la garde, sous l’œil du maître ; fort rapiécé et misérable, s’il est dans la garnison. Le service a d’ailleurs des nécessités dures ou cruelles. Si le soldat est mis en sentinelle, il reste là l’hiver, par les froids les plus vifs, sans autre enveloppe qu’une fourrure déchirée, des chaussures doubles, et pour la tête un morceau de drap noir, qui lui garantit, s’il se peut, les oreilles ; pour que le sommeil ne le prenne pas, il pousse, de quart d’heure en quart d’heure, un très-long cri inarticulé, sinistre à entendre au milieu de la nuit. À côté de sa guérite une croix noire, surmontée d’un chapiteau pour la garantir de la neige, l’exhorte à la patience. Du reste, il est si craintif à l’égard de ses chefs, qu’il suffit de passer devant lui en le regardant bien, pour qu’il présente les armes, de peur d’être battu, s’il a hésité devant un supérieur. Il est peu rassurant pour la population ; les habitants se gardent d’aller où vont les hommes de garnison « de peur d’être dévalisés. »

d’Henriet.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. On sait que les troupes russes se divisent en garde armée proprement dite, et en garnison. L’une, corps d’élite et de parade, se bat seulement aux grands jours ; l’autre, corps actif, ne quitte guère le Caucase ; la garnison est répandue dans tout l’empire. Je ne parle pas des milices de serfs, qui, à certains moments, ont été des agglomérations d’hommes armés, non de soldats.