Page:Le Tour du monde - 12.djvu/134

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ou d’une forte ceinture pour prévenir le mauvais effet des secousses, dont va se composer son voyage. Les chevaux sont éveillés, maigres, petits, couverts de longs poils ; le postillon, iemschick, est derrière eux, enveloppé de son manteau, bon Russe à barbe et à bonnet carré. Il tient le bout de ses cordes ; il se préoccupe de ses chevaux ; il est bon cocher ; il est chargé de faire aller la voiture, et la voiture ira quand même. Nous faisons nos adieux, et le podorojne[1] en main, nous montons sur la télègue.

Là commencent nos embarras. Comment trouver place ? Les bagages avaient tout envahi. Le cocher avait pris le reste. Nous essayâmes toutefois, et plaçant nos pieds un peu trop haut, plus haut que le centre de gravité, nous parvînmes, non sans peine, à garder un honnête équilibre. La perspective que nous avions de faire cent cinquante lieues dans cette posture, et de tomber à chaque cahot qui dépasserait nos prévisions, ne nous suggérait guère que des réflexions qui n’étaient point sans amertume. Enfin nous imaginâmes de nous adosser l’un à l’autre, de manière à nous prêter un mutuel appui ; nos jambes pendaient en dehors de la voiture ; nous devions tomber sans doute, mais sans rien nous rompre ; cette position ne pouvait pas ressembler à un établissement solide. La route étant pavée jusqu’à la sortie des faubourgs, chaque pavé nous faisait sauter, et quand nous pensions retrouver notre équilibre, un autre cahot venait, qui nous le faisait perdre, jusqu’à ce qu’un troisième le ramenât ou le détruisît sans retour. Ce petit supplice, que Dante, faute de l’avoir éprouvé sans doute, n’a pas mentionné, était interrompu à chaque relais. Il nous fallait alors changer d’équipage, ou de voiture, compter et surveiller nos bagages, afin de n’en être pas débarrassés avant le terme, payer les directeurs de poste et les postillons, en exhibant un passe-port qui nous signalait comme Français ou mécréants, alliés des ennemis de la croix.

Comme nous suivions rapidement la voie douloureuse, derrière nous, nous aperçûmes une voiture qui s’avançait plus rapidement encore. Six chevaux l’emportaient à fond de train, soulevant autour d’eux des nuages de poussière. Elle ne tarda pas à nous rejoindre et à nous dépasser. À peine eûmes-nous le temps de voir au dehors sortir la tête de quelqu’un, qui nous fit un signe. C’était le prince Souwarof, gouverneur général de ces provinces. Nous avions pris congé de lui la veille, et il nous avait fait pour la route des souhaits, qui ne s’accomplissaient point.


Un moulin près de Dorpat.

Nous arrivâmes à la station ; il faisait chaud ; le sable, qui s’agitait autour de nous, couvrait nos habits et nous brûlait les lèvres. Je demandai en allemand aux gens de la poste, s’il y avait longtemps que le prince fût passé. « Un quart d’heure, » répondirent-ils.

Et nous les vîmes s’empresser autour de nous, pleins d’une politesse obséquieuse, qui ne leur est point habituelle. Sur des plateaux de bois, ils vinrent nous offrir des grappes de groseilles fraîchement cueillies, dont le goût aigrelet me rappelait exactement la saveur un peu sauvage du fruit de nos cornouillers, et qui ne m’en parurent que plus exquises. « Vous savez, nous dirent ces bonnes gens, que le prince a recommandé de ne laisser manquer de rien les voyageurs qui allaient venir, et surtout d’arranger la télègue plus commodément pour eux[2]. »

C’était une attention de sa part, dont maintenant encore je lui sais gré. Entraîné à grande vitesse dans sa berline, il avait eu le temps de remarquer l’organisation de notre voiture. Il s’était étonné de nous trouver en route, sans plus de précautions contre le froid de la nuit, que contre les incommodités de notre véhicule. Nos bagages furent changés de place. Une planche monta de chaque côté de la télègue pour nous servir de garde-fous. En comparant cela avec l’aménagement qui avait précédé, c’était presque, au premier moment surtout, le luxe et le confort.

Le pays où nous nous trouvions, plus accidenté que le reste de la route, offrait à la vue quelques collines assez semblables aux combes verdoyantes de la Bourgogne. Un pont de bois enjambait un ravin, au fond duquel coulait paresseusement un ruisseau couvert de joncs, croissant sur de petites mottes de terre. Des montagnes, de petites collines, veux-je dire, et les lignes bleuâtres des forêts bornaient l’horizon ; tout était perdu dans cette brume et ces vapeurs vacillantes, qui s’élèvent comme une fumée des campagnes chauffées par le soleil. Le spectacle de cet horizon d’azur est rare en Russie. Le sol est en général d’une platitude désespérante ; aussi les Russes regardent-ils cette partie des provinces baltiques comme une espèce de paradis, et dans leur

  1. Le podorojne est un passe-port que délivre l’autorité militaire et qu’on doit présenter aux maîtres de poste.
  2. Ce prince, petit-fils d’un homme dont le nom est fort connu, est lui-même un homme aimable, bon, éclairé. Je saisis cette occasion de le remercier. Il en est plusieurs autres pour qui j’ai gardé soit une respectueuse estime, soit une vive sympathie, et sur lesquels une certaine retenue me fait seule garder le silence.