Page:Le Tour du monde - 12.djvu/135

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admiration naïve, ils l’ont nommée la Suisse livonienne.

« Ce que vous admirez aujourd’hui, nous dit le maître de poste, n’est pas dans son moment. C’est en hiver qu’il faut le voir, dans la saison, quand la neige a étendu sa couverture blanche sur la campagne et sur les chemins. Alors tout est beau et bon pour nous. Tout devient une route unie et douce ; même les endroits que vous traverserez ce soir. »

Il avait raison, à son point de vue, qui n’était pas le nôtre, et sa manière d’apprécier les beautés de la nature est assez commune à tout le peuple. « L’hiver est ami du Russe. »

Cependant la perspective séduisante qu’on mettait devant nos yeux, ne nous persuada pas d’attendre là que l’hiver vînt étendre sa couverture blanche. L’iemschik fouetta ses chevaux ; nous continuâmes à rouler de stations en stations. À Roop, le maître de poste, Allemand frotté de Russe, rusé comme un Grec, et doublé de bonhomie, essaya sur nous l’effet de ses lamentations ordinaires, dans le but de nous rançonner à sa guise.

« Ah ! messieurs, il faut vous arrêter et prendre le thé. Des chevaux, me demander des chevaux ! Dieu sait que je ne peux pas en donner ! Je ne fais pas les chevaux ! Les pauvres bêtes, on les fatigue ; nous n’en avons plus. Il vient de passer la comtesse, une Polonaise, qui nous en a emmené vingt-deux ; nous n’avons plus que ceux du courrier. Vous comprenez, je ne peux pas. Messieurs, il faut vous arrêter ici, et prendre le thé. »

Le malheureux en fut pour ses frais d’éloquence et de respects : nous étions prévenus. Nous avions en poche quelques mots écrits par une main influente, qui pouvait s’étendre jusqu’à Narva, c’est-à-dire la moitié de notre route, pour nous préserver de ces sortes d’accidents.

« Vous êtes sur que vous n’avez plus de chevaux ? demanda Louis.

— Monsieur, il est passé la comtesse X…

— Faites-moi grâce du reste. »


Une jeune fille portant de l’eau, à Nennal.

Un ingénieur militaire entrait au même moment. C’était un capitaine voyageant dans sa propre voiture. Il voulait des chevaux de suite.

« Monsieur le capitaine, il faut vous arrêter ici, et prendre le thé ! Des chevaux ! me demander des chevaux, comme si je faisais les chevaux. Dieu sait que je ne peux pas en donner.

— Vous n’en avez pas ? dit Louis.

— Ah ! monsieur, Dieu…

— Alors, lisez ces quelques lignes. »

Le maître de poste prit le billet, regarda mon frère, puis moi, avec une curiosité inquiète, et parcourut le papier des yeux.

La politesse cauteleuse fit place à l’empressement.

« Tout de suite, messieurs, tout de suite, on attelle.

— Et moi ? fit l’ingénieur.

— Il est passé la comtesse X…, monsieur le capitaine, et elle en a emmené vingt-deux de ces pauvres bêtes. Il faut vous arrêter ici.

— Assez ; cela fait mon affaire. Je suis très-fatigué ; je m’en vais dormir ici sous votre responsabilité. Vous aurez soin de me faire réveiller ; songez-y. Je voyage en mission pour le comte Kleinmichel. Faites apporter le livre, que j’inscrive l’heure de mon arrivée. »

L’ingénieur s’étendit sur un des divans, que les maîtres de poste sont tenus par les règlements de mettre à la disposition du public.

« Ah ! monsieur le capitaine, s’écria piteusement le bonhomme, je ne peux pas vous laisser dormir ainsi.

— Alors, donne-moi des chevaux.

— Tout de suite, monsieur le capitaine. »

Monsieur le capitaine se releva et frisa sa moustache en souriant. Il avait joué son rôle et triomphé de l’Allemand. Il était content de lui. Nous échangeâmes quelques paroles.

Deux ou trois minutes après, des clochettes firent sonner leur carillon. Un attelage sortait de l’écurie.

« Ce sont mes chevaux, » dit-il, et il disait vrai, heureusement, non pour lui, mais pour nous ; car ce furent trois haridelles, petites, maigres, au poil hérissé, qui firent leur entrée dans la cour. Comme pour se conformer à la parole du maître, les pauvres bêtes n’étaient pas bien réveillées, malgré leurs grelots ; elles semblaient éreintées, et baissaient la tête.

Un autre bruit de sonnettes, plus vif, plus allègre, une sorte de ritournelle d’orchestre, comme celles qui annoncent sur les théâtres l’arrivée des principaux acteurs, précéda l’apparition d’une télègue toute prête ; elle était emportée par deux bons chevaux, deux seulement, mais on pouvait dire que la valeur suppléait au nombre. Ils avaient besoin d’être retenus, et se montraient aussi ardents que leurs collègues étaient endormis. Nous comptâmes nos bagages, il le fallait bien, et saluant l’envoyé du comte Kleinmichel, nous prîmes et gardâmes les devants.

Nous arrivons au soir à Volmar, Volodimer de Livo-