Page:Le Tour du monde - 12.djvu/136

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nie, sur la Lita, ville fondée autrefois, par Voldemar de Danemark, en souvenir d’une victoire remportée sur les idolâtres, qu’il força à se laisser baptiser.

Il y avait dans la maison de poste deux jeunes gens en uniforme qui charmaient l’ennui de l’attente, — car on allait leur servir du thé, — en se racontant, dans un jargon moitié français moitié allemand, des histoires que nous écoutions assez attentivement, et que nous comprîmes mieux sans doute qu’ils ne s’en fussent doutés. Ces anecdotes étaient relatives aux moyens qu’on peut employer pour entrer sans frais de travail en ces établissements de cadets, où la Couronne se charge de l’éducation des officiers. Pour plusieurs de ces écoles, une sorte de concours est nécessaire, soit à l’entrée, soit à la sortie des élèves, et quelquefois ces luttes ne seraient pas à l’avantage des vainqueurs, s’ils n’avaient frauduleusement introduit certains poids dans la balance de leurs juges. Ce que j’entendis se rapportait-il à des faits récents ou anciens, je ne puis le dire ; j’aimerais assez à croire que les choses ne se passent plus ainsi et que ces histoires appartiennent à une époque déjà reculée.

« Si le fils du conseiller d’État I…, disait l’un, est sorti dans le meilleur rang, cela se comprend. Ce n’est pas qu’il soit fort, mais son père est habile, et il sait dépenser. Il est venu l’amener à l’institut des cadets, dans un bel équipage qu’il a laissé au directeur avec les deux chevaux qui le conduisaient.

— Oh ! ce n’est pas encore aussi bien que Georges à sa sortie de l’école de génie[1]. Il voulait être dans les premiers et il avait bien raison, puisque cela sert pour toute la vie. Voilà ce qu’il a fait, non pas lui mais son père. Au moment des derniers examens, il a envoyé, dans un écrin de velours, à G…, le général commandant l’école, une coupe en or, très-bien travaillée, et portant une belle initiale, un G ciselé sur l’écusson du milieu. Le concours eut lieu ; Georges battait tous ses rivaux. Il était classé, première classe ; son chemin était fait. Comme son père est général aide de camp, il n’a plus qu’à se laisser aller.

— Jusqu’ici, je ne vois rien…

— Oui, mais il y eut un dîner, un grand dîner, que le directeur G… donnait aux lauréats. Georges était à la place d’honneur, heureux et triomphant. Vint le dessert ; on portait des toasts ; on en porta un au vainqueur, qui rougit modestement et but.

— À mon tour, dit-il : Dmitri, allez me chercher ma coupe.

— Quelle coupe ?

— Celle que mon père m’a fait remettre.

— Mais, dit le directeur à voix basse, c’est à moi qu’il l’a donnée…

— Point, c’est à moi.

— Il y a mon initiale, un G.

— Point, c’est la mienne, Georges.

Hélas ! il fallut rendre la coupe. On présenta l’écrin au fils du général aide de camp.

— Du vin, dit-il. Messieurs, à la santé de l’honorable général G…

— Bien joué, » dit l’interlocuteur du jeune homme qui racontait ces faits.

Nous continuons notre route. Nous traversons un pays tout plein de flaques d’eau, de terre argileuse et de verdure ; le soleil disparaissait à l’horizon, enveloppé de longues traînées horizontales de vapeurs rougeâtres. Le soir se faisait ; il était dix heures. La pesante chaleur du jour avait disparu. Elle était brusquement remplacée par une brume non moins lourde, avec un froid humide et aigre, qui nous pénétrant jusqu’aux os, ne laissait pas de nous donner quelque inquiétude pour le reste de la route. Nous ne nous étions pas en effet, vu la saison, prémunis contre le froid, Des manteaux, des cache-nez, des gants, nous avaient semblé devoir suffire ; nous ne tardâmes pas à reconnaître notre erreur ; nous commencions à frissonner comme des fiévreux ; un bracelet d’ampoules marquait la place où les gants laissaient un passage à l’air humide ; nous étions pris par les mains, par les pieds, par tous les endroits accessibles. Les marais nous environnaient, sur lesquels la route était consolidée par de longues traverses de bois. Vers dix heures et demie, la lune se leva dans une atmosphère d’un effet étrange et pourtant splendide. Une grande nappe d’eau s’étendait devant nous, comme un lac ou un bras de mer ; cependant nous ne devions trouver sur notre chemin qu’un lac, que nous savions être beaucoup plus loin. À cette eau, l’iemschik nous menait tout droit, debout, les bras tendus, dans l’attitude des conducteurs antiques. Effrayé, j’allais lui dire d’arrêter sur la pente où il nous entraînait, quand Louis me prévint de n’en rien faire. « Il ne peut avoir envie de se noyer avec nous ; nous verrons d’ailleurs quand le moment viendra. » — Le moment vint, le terrain descendait, nous entrâmes tête baissée dans cette mer dangereuse. C’étaient d’épais brouillards, qui s’élevaient des marécages, et reflétaient le ciel avec une telle précision, que la surface de l’eau n’eût pas su mieux faire ; sorte de mirage que j’ai remarqué depuis dans les environs de Saint-Pétersbourg. La brume baignait la surface de la terre et le pied des arbres, qui semblaient surgir ainsi du milieu du lac, dans lequel ils étaient réfléchis.

Plus loin, dans un bois, des arbres peu élevés, plantés au bord de fossés pleins d’eau, auraient fourni matière à une belle décoration théâtrale et fantaisiste. Aux clairs rayons de la lune, on les voyait surchargés, festonnés de je ne sais quelle végétation parasite, de lichens et de mousses, qui pendaient au tronc et aux branches. Il semblait que nous passions rapidement devant de maigres vieillards à longues barbes d’un gris blanchâtre. Plus loin encore, je ne sais si le cocher avait laissé de côté la route, il se détourna pour ne pas heurter la télègue à des souches non déracinées qui se trouvaient devant nous.

  1. L’école du génie correspond à peu près à notre école polytechnique. D’après les lois qui la régissent, les élèves qui ont une bonne place à la fin de leurs études, ont un avancement réglé d’avance, beaucoup plus prompt que celui des autres.