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Nous résolûmes de quitter Saint-Pétersbourg et la Russie.

Nous allâmes au bureau des étrangers en demander l’autorisation.

Il y avait quelques formalités à remplir : D’abord une supplique au gouverneur militaire ; Puis une insertion dans les journaux, afin que nos créanciers, si nous en avions, ne fussent pas frustrés de notre personne ;

Une note de la police, constatant qu’il n’y avait aucune réclamation contre nous ;

Enfin un passe-port avec le podorojne, à moins que nous n’eussions des places dans la malle-poste.

Deux jours après notre demande, un employé aux départs nous remit un certificat établissant que nous étions inscrits depuis plusieurs semaines sur les colonnes du journal. Comment cela se faisait-il ? Je n’en sais rien. Je regardai l’employé, pour savoir s’il attendait quelque récompense. Il me fit au contraire l’effet d’un galant homme, qui nous avait obligés sans arrière-pensée. Sachant que derrière cette vieille nation des tchinovnicks ou gens de bureaux et d’emplois, si bien décrite par Gogol, race vénale et basse, humiliée et s’humiliant elle-même, s’élève une génération jeune et plus fière, qui rougit de tant de corruption, je craignis de blesser l’employé en le traitant en corrompu.

Si je me suis trompé, qu’il me pardonne !

Nous finîmes quelques croquis ; nous achetâmes quelques objets en brocard et en broderie, quelques instruments de musique grossiers, tels que la balalaïka, puis des images saintes, la Panagia, la Vierge de Kasan, saint Photius et d’autres, peintes sur cuir, sur bois ou sur cuivre, œuvres de l’enfance de l’art. Le marchand ne veut pas vendre la Vierge et les saints,

« Comme Judas vendit son Dieu. »

Dieu « qui voit tout » le punirait ; mais « Dieu sait bien qu’il ne les vendrait pas ; » il les échange contre de l’argent. Il y perd. J’eus trois saints et une sainte martyrisée pour un peu plus d’un rouble. Je voulais rapporter un vêtement de serf, et porter la fourrure sur moi ; on me fit observer que l’odeur en était trop forte, et que mes compagnons de route ne me la laisseraient pas garder.

Nous échangeâmes quelques adieux. « Souvenez-vous de nous comme nous nous souviendrons. » L’intention était bonne, mais la seconde partie de la proposition affaiblissait de beaucoup la première. Le Russe est oublieux de nature ; il oublie comme un enfant. « Surtout, ajoutait-on, ne pensez pas, ne dites pas et n’écrivez pas de mal de la Russie. »

Nous eûmes de la place dans la malle-poste, en partant le jour de Noël, comme des mécréants, à l’heure où dans les maisons en fête, le jeûne de quarante jours allant finir, au bruit des cloches de toutes les chapelles, les cierges et les lampes s’allumaient devant les images des saints en l’honneur du Dieu naissant. Les postillons voyageaient à contre-cœur. Je ne raconterai point cependant ici, comment transis par le froid nous entrâmes dans une station, comment la malle-poste partit sans nous, emportant nos pelisses de voyage, nos effets et nos passe-ports ; comment, dans un mauvais traîneau, nous courûmes à sa suite, et la retrouvâmes au petit jour à Tcherkowitch. Les paysans sortaient de la petite église. Nous n’eûmes d’ailleurs plus d’autre incident jusqu’à Riga qu’une chute dans un fossé.


Ramasseurs d’ordures à Riga.

Nous nous réveillâmes les idées un peu à l’envers et la tête en bas, et sortîmes afin de remettre la malle sur ses pieds avec l’aide de quelques rouliers juifs.

À Riga, la glace du fleuve, pour faire entrer les navires, arrêtés tout l’été par les flottes de France et d’Angleterre, avait été brisée de main d’homme à coups de pics, depuis la mer jusqu’au port. Elle devait être brisée au départ depuis le port jusqu’à la mer. L’opération n’était pas sans danger : elle réussit, mais elle fut onéreuse, et on ne la recommença pas.

Nous restâmes quelque temps à Riga, nous voulions compléter nos croquis.

Sur le marché principal, qui se tient entre le fleuve et les remparts, nous trouvions pour le plaisir des yeux, malgré la rigueur d’un froid de quinze à dix-sept degrés du thermomètre de Réaumur, les paysans lethons, les juifs, les Russes et les Allemands, réunis dans des scènes populaires, qui s’arrangeaient d’une façon charmante, avec une décoration pittoresque, bien qu’un peu malpropre. C’étaient des baraques en bois disjointes et désassemblées, que je n’ai point rendues à mon gré, tant s’en faut, bien que les croquis soient pris sur nature. Elles laissent loin derrière elle, dans leur imagination fantasque et leur réalisme étrange, les plus beaux rêves de Callot. Là se vendent toutes sortes d’objets nommés et innommés, vieux et neufs, vieux vêtements, vieilles bottes, vieux bric-à-brac de tous métaux et de toutes matières ; puis le lait, les œufs et le beurre, les viandes, le gibier et le poisson : tout cela gelé et roidi, résonnant comme du verre, et attendant au besoin, faute d’acquéreurs, la saison suivante, pour reprendre son élasticité naturelle et se décomposer ; pêle-mêle au milieu de cela, des ustensiles, les objets nécessaires à la vie, les cuillers de bois, les gants de laine, les pipes, et enfin ce qu’il faut pour gagner le ciel, les images de saints, les cierges, les médailles, les chapelets. Au milieu de ces boutiques circulent les marchands de thé, marchands ambulants qui servent leur infusion chaude,