Page:Le Tour du monde - 12.djvu/151

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme nos marchands de coco servent la fraîche à qui veut boire. Plus loin, immobiles, les cabarets et les restaurants en plein vent, ce que les Russes appellent des Restaurazias, les Allemands des Restaurations, et où viennent se nourrir de thé, de vodko, de kwass, de piroggen (gâteaux à la viande), de pommes de terre et de bouillies de farine de pois, les marchands, les portefaix, les paysans lethois, les galériens (arrestants) avec les soldats qui les gardent paisiblement sans trop de rudesse ni de pitié.

Nous utilisâmes les jours de notre mieux. Parfois nous allions ensemble, Louis et moi, parfois chacun de notre côté. Nous ne rentrions pas à la maison sans rapporter quelque chose de notre chasse au croquis.

Par malheur, le marché est près des remparts ; les remparts sont près de la forteresse.

Je revenais un jour, cachant, sans pouvoir les réchauffer, mes doigts dans ma pelisse. Je me sentais incapable de tenir plus longtemps un crayon. D’ailleurs le soir n’était pas loin, il était près de trois heures. Louis était rentré ; je vis venir à moi un officier enveloppé dans son manteau. Avec un sourire mielleux, à la fois bienveillant, plat et banal, qui caractérise les fonctionnaires russes (je connais surtout parmi les plus jeunes d’heureuses exceptions, mais elles sont rares), il m’aborda en me demandant si je n’avais pas dessiné près des bastions.

J’avais compris, mais je n’en étais pas sûr, et je ne voulais pas répondre par un coq-à-l’âne. L’officier parlait russe ; il me demanda en allemand si je l’avais saisi.

« Je ne vois pas assez bien quel est le but de votre question, pour y répondre. Mais répétez-la-moi, et je serai certain de l’avoir entendue. »

Cette fois la phrase de l’officier ne laissa rien à désirer sous le rapport de la limpidité.

« Vous voulez savoir si j’ai réellement dessiné sur le marché ?

— Près des bastions ?

— Près des bastions, soit. J’ai dessiné en effet.

— Vous étiez accompagné d’un monsieur plus grand que vous. »

Ce monsieur était Louis. Je répondis affirmativement.

« Qu’avez-vous dessiné ?

— Quelques types de votre pays, des attelages, des marchands, des baraques.

— Pas de bastions ?

— Pas de bastions. »

Je n’avais point fait attention aux terribles bastions. En temps de paix, c’eût été s’exposer à une contravention. En temps de guerre, en l’absence des consuls, au milieu d’une population alarmée, c’était se créer un danger inutile et tout gratuit.

J’essayai de me faire comprendre, mon explication fut insuffisante.

« Veuillez me suivre chez le commandant.

— Quel commandant ?

— Le général Wrangell. »

Le général Wrangell était en effet commandant de la citadelle. Je le connaissais un peu ; c’était un excellent homme, doux et triste ; la crainte le rongeait. Depuis la guerre, il ne dormait plus ; il rêvait, dans son gîte, à la gravité de ses fonctions, aux moyens de préserver sa femme, ses enfants, sa forteresse des approches de l’ennemi. Ajoutons, pour être juste envers lui, qu’une vingtaine d’années de captivité dans la citadelle de Saint-Pétersbourg, et cela à propos d’une erreur de la justice et d’une similitude de nom avec l’un des conjurés de 1825, avaient pu lui donner à réfléchir, et affaiblir ou inquiéter sa volonté. Du reste un dévouement sans bornes à son empereur et à ses devoirs.


Chez le commandant de la forteresse.

« Deux minutes seulement, monsieur l’officier, j’ai affaire ici près au bureau du journal et je suis à vous. »

L’officier m’attendit près de la porte. Nous prîmes ensemble le chemin qui sépare le marché de la forteresse. Il voulut être aimable et me proposa un cigare. Nous rencontrâmes des officiers de garnison en grande tenue. J’en vis un qui se moucha sans façon et sans mouchoir, et qui s’essuya assez proprement sur un endroit peu apparent de la manche de son habit. Cela ne l’empêcha pas de saluer l’officier qui me conduisait (il appartenait à l’armée) avec le respect que la garnison, armée de troisième classe, doit et l’armée proprement dite.

Nous entrâmes chez le commandant.

Quand il m’aperçut, il me tendit la main.

« Comment allez-vous, me dit-il, et que désirez-vous de moi ? »

Je lui affirmai que je ne désirais rien, que je n’étais pas amené en cet instant chez lui par un mouvement spontané.

Sur un signe interrogateur du commandant, l’officier présenta son rapport verbal. Il m’avait vu, et aussi il avait vu une autre personne plus grande que moi, faire