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de poissons de toutes tailles, de toutes formes et de toutes couleurs.

Dans ce butin grouillant et sautillant je choisissais un sujet pour le peindre. Les femmes chargées de la salaison des victimes, faisaient main basse sur le reste, rejetaient à l’eau le fretin et ne gardaient que les individus de belle taille, qu’elles raclaient, éventraient, saupoudraient de sel et empilaient sur des feuilles de balisier.

Jean et Jeanne, dont nous n’avons rien dit encore, s’occupaient en commun des apprêts du déjeuner. Ils avaient allumé du feu, nettoyé la poêle, fait fondre la graisse et recueilli à notre intention certains poissons à la chair extra-délicate, Pacos, Surubis, Gamitanas, etc., auxquels ils avaient ajouté les œufs et les laitances, les foies et les cervelles d’individus d’espèces et de genre distincts. De cette macédoine ichtyologique dont j’attendais impatiemment le résultat, sortit après un moment de cuisson, une friture exquise dont Apicius, Grimaud de la Reynière et les gourmands de leur école se fussent léché les doigts jusqu’au coude.

L’endroit où nous avions établi la cuisine et la poissonnerie était une manière de rond-point abrité du soleil par les têtes en parasol de grands mimosas qui trempaient leurs racines dans l’eau dormante. Un demi-jour verdâtre éclairait ce site, et donnait aux personnages qui l’animaient un aspect étrange et surnaturel. Un classique doué d’imagination les eût comparés aux ombres heureuses que l’antiquité fait errer dans les bocages crépusculaires de l’Élysée, comparaison d’autant plus juste que lesdits personnages riaient, causaient, mangeaient, buvaient, en un mot, avaient l’air aussi parfaitement heureux que s’ils eussent déjà passé le Styx dans la barque du vieux Caron.


Étude de candiru.

Pour ajouter à l’effet du tableau, des urubus, des faucons, des aigles pêcheurs, perchés sur les basses branches des arbres, disputaient aux caïmans tapis dans les herbes du bord les têtes et les entrailles des gros poissons que les femmes rejetaient dans le lac avec le fretin rebuté.

Cette pêche miraculeuse, tour à tour interrompue et reprise, dura huit heures, et me permit de faire — en travaillant comme un nègre, il est vrai — vingt-huit croquis coloriés d’individus de genres distincts. Pendant que j’exécutais ce véritable tour de force, le Père Antonio déjeuna trois fois de poisson, au mépris de l’avertissement que je lui donnai de se défier de cette chair saturée de phosphore. Pour le mettre en garde contre ses effets pernicieux, j’allai jusqu’à lui raconter l’histoire de ces deux derviches sur lesquels le sultan Saladin avait fait autrefois une expérience décisive ; mais loin d’en paraître effrayé, il me rit au nez en me disant que mes derviches étaient deux imbéciles et Saladin un curieux fort impertinent ; que Dieu avait donné le poisson à l’homme pour s’en nourrir et le manger à toutes sauces, et que c’était honorer la Divinité que d’user de ses dons et sans s’inquiéter des perturbations plus ou moins drolatiques qu’ils pouvaient amener dans l’économie animale.

Avant que cette journée si bien remplie touchât à sa fin, nous songeâmes à retourner à Tierra Blanca. Les pirogues qu’on avait ramenées à terre reçurent les salaisons fraîches, dont le poids pouvait s’élever à une trentaine d’arrobes[1], puis nos hommes chargèrent le tout sur leurs épaules, mais non sans faire la grimace et hasarder cette observation judicieuse que les embarcations leur paraissaient plus lourdes à cette heure qu’elles ne l’étaient le matin. Nul ne s’avisa de les contredire. Nous quittâmes Palta Cocha[2], c’était le nom du lac que nous ne devions plus revoir, et nous reprîmes à travers la forêt le chemin de l’Ucayali. À peine y avions-nous fait quelques pas, qu’un tourbillon d’ailes bruyantes fouetta l’air derrière nous, et de rauques discordances éclatèrent sous la feuillée : les urubus, les faucons et les aigles venaient de s’abattre près des foyers encore fumants et se disputaient la desserte de notre table.

Parmi les diverses espèces de poissons que nous recueillîmes dans le lac de la Palta[3], il en est deux sur lesquelles nous croyons devoir appeler l’attention du lecteur. Si ce lecteur n’est qu’un simple curieux, il nous saura gré de la digression qui va suivre, laquelle est tout juste assez longue pour l’instruire sans l’ennuyer ; mais s’il appartient à la classe des ichthyologues, — ne pas confondre avec idéologues, — c’est avec un plaisir véritable qu’il accueillera nos renseignements sur deux

  1. L’arrobe espagnole est de 25 livres.
  2. Lac de la Palta. — La palta est le fruit du Laurus persea appelé Avocatier dans les Antilles. — Nous ne savons d’où le lac a tiré ce nom singulier, car nous ne trouvâmes sur ses rives aucun Paltero ou arbre de Paltas.
  3. Ces mêmes espèces se retrouvent dans les eaux de l’Ucayali-Amazone d’où elles sortent et rentrent tour à tour à l’heure des débordements de cette rivière, ainsi que nous l’expliquerons plus loin.