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allumer mon feu. De son côté, le révérend père Antonio allait gâcher du plâtre et recrépir les murs de sa maison. Cette maison, dont jusqu’ici je n’ai pas eu l’occasion de parler, était située à cent pas de l’église, au milieu d’une clairière de mimosas. Le missionnaire qui l’appelait sa Thébaïde y travaillait depuis dix-huit mois. Comme on pourrait supposer à cette construction des proportions babyloniennes, vu le temps que son constructeur mettait à l’édifier, disons bien vite qu’elle se composait d’une seule pièce longue de huit pieds, large de six, haute de sept, avec une porte et une fenêtre. Les murs formés de lattes de palmier étaient enduits de glaise et recouverts de plâtre. Un toit de palmes dont les poutrelles seules étaient en place, devait la recouvrir plus tard.

L’exiguïté de ce logis ne pouvait manquer d’assurer à celui qui l’habiterait un repos exempt de moustiques. Son épure reproduisait, mais sur une plus grande échelle, la cellule-tiroir du prieur de Sarayacu. Le Père Antonio en avait poli les parois avec un soin extrême, et leur appliquant le conseil que Boileau donne aux faiseurs de sonnets, les polissait sans cesse et les replissait. Enthousiasmé par le poli de ces murailles dont la blancheur nivescente sollicitait mes instincts de dessinateur, j’avais offert à mon hôte d’y tracer avec du charbon quelques profils de fantaisie ornés de nez démesurés, lesquels en égayant un peu l’intérieur de sa Thébaïde, m’eussent rappelé plus tard à son souvenir ; mais il avait repoussé cette offre artistique, sous le prétexte qu’une décoration murale l’empêcherait de voir les moustiques, les cancrelats, les scorpions et les myriapodes qui pouvaient s’introduire dans sa demeure et troubler la quiétude de son sommeil.

Un jour vint où n’ayant plus rien à faire à Tierra Blanca, j’annonçai au Père Antonio que j’allais quitter sa Mission pour continuer mon voyage. Cette détermination, à laquelle il aurait dû s’attendre, parut le surprendre et le contrarier si fort en même temps, que, pour lui être agréable, je reculai de quatre jours le terme que j’avais fixé à mon départ. Ce sacrifice, si c’en était un de ma part, ne fut pas consommé, grâce à l’arrivée d’un néophyte de Sarayacu, porteur d’une lettre que le prieur de la Mission centrale adressait à son coreligionnaire de Tierra Blanca. Cette lettre, que le messager avait cousue entre les plis de sa chemise pour ne pas la perdre en chemin, portait en teneur : qu’un exprès envoyé par le président de la république de l’Équateur et l’archevêque de Quito, venait d’arriver à Sarayacu, apportant au révérend José Manuel Plaza la nouvelle de sa nomination à l’évêché de Cuenca, et l’ordre d’abandonner dans le plus bref délai le chef-lieu des Missions de l’Ucayali pour venir occuper son nouveau poste.

La lettre, ou plutôt celui qui l’avait écrite, ajoutait : que dans l’impossibilité de résilier du jour au lendemain les pouvoirs qu’il tenait de l’ordre de Saint-François, il priait le Père Antonio de venir le suppléer à Sarayacu, en attendant que le collége d’Ocopa, auquel il allait référer de la chose, eût nommé le préfet apostolique destiné à le remplacer[1].

À cette lettre, le messager, qui semblait au fait de son contenu, ajouta quelques phrases explicatives. La notice apportée par l’exprès s’était rapidement propagée dans Sarayacu, et avait mis l’alarme parmi les néophytes. Les alcades et les gouverneurs s’étaient réunis à la hâte afin de délibérer sur ce qu’il convenait de faire, puis opinant du bonnet, s’étaient transportés au couvent pour demander à leur père spirituel si, en supposant que la nouvelle de sa nomination fût certaine, il aurait le courage d’abandonner les enfants de son cœur après plus d’un demi-siècle passé au milieu d’eux. Mais le vieillard, tout à l’idée de sa Grandeur future, avait renvoyé les députés à leurs affaires en les priant de le laisser s’occuper des siennes.

Bien que le néophyte qui nous donnait ces détails nous assurât qu’en ce moment le révérend prieur faisait ses apprêts de départ, non-seulement je ne pus croire à tant de promptitude, mais doutant même que ce départ s’effectuât, je regardai le Père Antonio comme pour avoir son opinion à cet égard. « Il partira, me dit-il, et si promptement, que pour peu que je tarde à l’aller rejoindre, je ne le trouverai plus à Sarayacu. »

Comme le Père Antonio joignait l’action à la parole et se disposait à suivre le messager, je l’arrêtai par un pan de sa robe pour lui représenter que son séjour à Sarayacu pouvant se prolonger indéfiniment, il était inutile que je restasse à me morfondre entre Jean et Jeanne ; qu’en conséquence, je le priais de recevoir ex abrupto mes adieux les plus tendres et mes vœux les plus chers pour son bonheur futur. La seule et dernière faveur que je réclamais de son obligeance, c’est qu’en arrivant à Sarayacu, il m’expédiât sur-le-champ un exprès pour me faire savoir au juste ce qui retournait dans les cartes. J’offrais d’attendre quarante-huit heures le message et le messager. Le Père Antonio promit de faire droit à ma requête, et nous nous séparâmes pour ne plus nous revoir.

Les quarante-huit heures n’étaient pas écoulées qu’un néophyte de la Mission centrale, venu par le tipichca ou canal intérieur qui s’étend entre Sarayacu et Tierra Blanca, me réveillait au milieu de la nuit pour me remettre un bout de papier sur lequel était tracée au crayon cette phrase courte mais expressive : Se va dentro de ocho dias y esta loco de contento. « Il part dans huit jours et est fou de joie. »

En prévision de l’événement, j’avais donné l’ordre à mes gens de remettre à flot la pirogue et de se tenir prêts à partir au premier moment. Or, ce moment était venu ; et quand j’eus déjeuné, dit adieu à Jean et souri à Jeanne, je quittai la Mission de Tierra Blanca.

Une fois au milieu de l’Ucayali, mon premier soin, après un coup d’œil jeté sur ses rives, fut de relever la

  1. Ce fut le père Juan Simini, un des religieux italiens que le révérend Plaza avait eu pour compagnon à Sarayacu, qui lui succéda dans le gouvernement spirituel et temporel des Missions de l’Ucayali.