Page:Le Tour du monde - 12.djvu/191

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

partie visible de son cours qui, jusqu’à l’île de Mabuiso, voisine du lac où nous avions pêché le lamantin, se maintenait au nord-nord-est quart nord en ligne presque droite. Ce relevé fait et ne sachant à quoi passer le temps, j’ouvris pour me distraire mon livre de notes et m’amusai à relire les derniers détails que j’y avais consignés. Ces détails avaient trait à la formation des lacs et des canaux de l’Ucayali, et je les intercale ici comme à leur véritable place.

C’est à partir du septième degré, entre les Missions de Sarayacu et de Tierra Blanca, que commence cette série de canaux et de lacs qui profilent les deux côtés de la grande rivière et lui donnent l’aspect bizarre qu’on peut lui voir sur notre carte. Leur formation n’a d’autre cause que l’abaissement des rives de l’Ucayali, qui depuis le territoire des Sensis jusqu’au Marañon, vont toujours décroissant, et sont recouvertes par les eaux chaque fois que la chute des neiges dans la Sierra amène une élévation dans le niveau des rivières qui y ont leur source.

La pente continue des terrains où coulent ces rivières[1] donne à leurs crues, presque toujours suivies de débordements, un caractère de violence et d’impétuosité formidables : la nappe écumante et grondeuse poursuit l’envahissement de ses rives jusqu’à ce que, par suite d’un temps d’arrêt dans la chute des neiges, le lit de la rivière abaissant son niveau, divorce avec la masse des eaux vagabondes qui couvraient le pays. Celles-ci restent alors stationnaires dans les dépressions du sol qu’elles ont transformées en lacs ; le trop-plein de ces lacs retourne à la rivière par le lit des ravins, ou se frayant un passage à travers les terres, établit de la sorte une communication permanente entre la rivière et le lac formé par un premier débordement. Les cétacés, les tortues, les caïmans, les poissons sortis de la rivière aux heures de sa crue et entraînés par l’inondation, se fixent dans les lacs nouvellement emplis, s’y acclimatent et y multiplient.

Du 15 août au 15 novembre où la neige ne tombe plus dans la Sierra, la rivière, en atteignant le minimum de son niveau, cesse d’affluer dans le canal qui la faisait communiquer avec le lac de l’intérieur. L’eau de celui-ci, désormais stagnante, dépose les particules boueuses qu’elle devait au flux incessant de l’étier qui l’alimentait, et acquiert en peu de temps cette limpidité que nous y remarquions le jour de notre pêche au ménisperme.

Quand est revenue l’époque des pluies dans les vallées, qui est celle des neiges sur les hauteurs, la rivière, emplissant de nouveau les canaux taris, indemnise amplement les lacs auxquels ils aboutissent des pertes que ceux-ci auraient pu subir durant les jours caniculaires. À la faveur de ce second débordement, la plupart des espèces, emprisonnées dans les lacs, regagnent la rivière pendant que d’autres en sortent et vont prendre leur place.

Ces lacs artificiels — ne pas confondre avec les véritables lacs[2] — sont de figure et d’étendue assez irrégulières : certains n’ont que quelque deux cents mètres de circonférence ; d’autres, mais c’est le petit nombre, ont trois et quatre lieues de tour.

Fantasque dans son cours et d’humeur variable, l’Ucayali ne crée pas seulement des goulets et des lacs à l’heure de ses débordements, il lui arrive même, comme nous l’avons dit plus haut, de déserter son lit, et cela sur une étendue de deux à trois degrés, pour s’en creuser un autre plus ou moins éloigné de l’ancien, laissant à la place de celui-ci un chenal sans issue qui sort du nouveau lit et plonge comme une trompe dans l’intérieur des terres. Certains de ces canaux, aujourd’hui comblés et recouverts par la végétation, mais dont on peut retrouver le tracé sur d’anciens plans chorographiques de la contrée, prouvent en y joignant ceux qui figurent sur notre carte, et qui n’existaient pas alors, les bizarres déviations de cette rivière.

Les canaux que nous signalons sont de deux sortes et ont des noms distincts. Lorsqu’ils résultent d’un déplacement de la rivière, et abrégent la distance d’un point à un autre comme celui que nous avons relevé entre Sarayacu et Tierra Blanca, ils sont appelés Tipi-schca (chemin de traverse). Quand au lieu d’accourcir la route ils l’allongent, comme tout canal formé par le rapprochement d’une île et de la terme ferme, les indigènes les nomment Moyuna[3] (longue route). Avec ces deux canaux, ils en ont un troisième appelé Hiyantaë (le gosier) ; mais comme celui-ci n’est que le conduit plus ou moins long, plus ou moins étroit, plus ou moins sinueux, qui amène les eaux de l’Ucayali à un lac de l’intérieur, nous n’avons pas à nous en occuper.

Tout en suivant le fil de l’eau et relisant, non sans bâiller, la théorie des canaux de l’Ucayali que je viens d’exposer, et devant laquelle un lecteur a le droit de bâiller aussi, je remarquais que les berges de la rivière, ainsi qu’il est dit au début de la théorie, tendaient à s’abaisser de plus en plus. En certains endroits elles n’offraient qu’une ligne brune ou jaunâtre à peine apparente au-dessus de l’eau ; en d’autres, elles se haussaient de cinq à six pieds, et formaient comme un stylobate à la verte muraille de la forêt. Malgré le voisinage de la Sierra de Cuntamana, nul pan de rocher, grès, basalte ou tracbyte ne montrait ses plans lisses

  1. L’altitude de leurs sources est d’environ 15 000 pieds, et dans la plaine du Sacrement, aux environs de Sarayacu, le niveau de leur lit au-dessus de la mer n’est plus que de 380 pieds.
  2. Ceux-ci ne sont pas dus comme leurs voisins aux débordements de l’Ucayali-Amazone, mais formés par des rivières venues de l’intérieur ; en outre leurs eaux sont toujours noires tandis que celles des lacs artificiels sont toujours blanches ; nous ne parlons, bien entendu, que des lacs artificiels de l’Ucayali-Amazone, car les rios Jandiatuba, Jutahy, Japura, Negro, etc., etc., dont les eaux sont noires, ne peuvent donner aux lacs artificiels créés par leurs débordements que des eaux semblables aux leurs. Plus loin, nous trouverons des lacs véritables de 8 et 10 lieues de circuit.
  3. Ces Moyunas que suivent les navigateurs indigènes, non par plaisir, mais bien pour s’abriter contre la tempête qui souffle au large, ou pour refouler plus facilement les courants de l’Ucayali, lorsqu’ils voyagent en amont de cette rivière, ces Moyunas très-accidentées par les découpures des îles et de la terre ferme, les obligent à décrire force circuits qui allongent considérablement le trajet. Certaines de ces Moyunas n’ont qu’une à deux lieues d’étendue ; d’autres, comme l’Ahuaty-Parana, ont quarante-cinq lieues.