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ou ses angles rigides, et mon vieux pilote assurait gravement que nous ferions des centaines de lieues sans trouver un caillou de la grosseur d’un œuf de huinti-hui[1]. À défaut de rochers pour accidenter le paysage et rompre la monotonie des grandes lignes droites de la rivière et des forêts, les terrains, quand il s’en trouvait, étalaient des ocres, des glaises, des agglomérations de sable et d’humus, coupés à pic ou déchirés à brusques arêtes, durcis par le soleil, effrités par les pluies, de tons si riches et d’une vigueur telle, qu’à distance un paysagiste de profession, se méprenant sur leur nature, eût pris ce terreau pour du minéral, et fait une étude des prétendus rochers qu’on pouvait creuser avec l’ongle.


Une soirée chez Maquea Runa.

Les approches du soir interrompirent cet examen plastique. Julio, qui connaissait tous les points habités de l’Ucayali, avait déjà fait choix, sans m’en rien dire, du gîte où nous devions passer la nuit. Ce gîte était la demeure d’un indigène de sa connaissance. Comme nous en approchions, il me montra le maître de l’habitation debout sur le talus et regardant venir notre pirogue. L’individu, me dit-il, avait nom Maquea runa[2], était époux et père et faisait un peu de commerce avec les Missions. Au moment où nous accostions, le Maquea vint à notre rencontre, me sourit personnellement et donna une poignée de main à chacun de mes hommes. À son faciès de pleine lune, je reconnus un Schetibo. Tout en nous félicitant dans l’idiome pano sur notre arrivée, il nous précéda sous son toit où son épouse nous offrit une natte. La femme Maquea, déjà sur le retour, avait la tête un peu rentrée dans les épaules, le torse maigre, les rotules noueuses, les cheveux coupés en brosse au niveau des paupières et flottant sur le dos. Son costume, vrai négligé d’intérieur, se composait d’une bande de coton large de trois pouces qui lui ceignait le milieu du corps.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Petit oiseau du genre des becs fins au dos cendré et au ventre jaune. Il suspend son nid aux roseaux du rivage. Les Brésiliens de l’Amazone l’appellent Bentivi. — C’est le Lanius Sulphuratus de Buffon.
  2. En quechua : l’homme Maquea. Le canal et le lac de Maquea runa qui figurent sur notre carte ont été habités par le Schetibo dont il est question ici et ont continué de porter son nom. Il nous arrivera plus d’une fois de relever en route des canaux et des lacs qui, comme ceux de Maquea runa, portent les noms d’individus qui ont vécu ou vivent encore sur leurs bords.